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Le Québec ne se déconfine pas comme il faut!

Olivier Schmouker|Publié le 07 mai 2020

Le Québec ne se déconfine pas comme il faut!

Un déconfinement trop hâtif est lourd de conséquences... (Photo: JC Gelidon/Unsplash)

CHRONIQUE. Ici et là, chaque gouvernement parle de déconfinement. Chacun avec sa méthode à lui : l’un veut tout rouvrir du jour au lendemain, un autre veut y aller «graduellement», un autre encore veut attendre encore un peu avant de sortir timidement la tête du terrier. Qui a raison? Qui a tort?

C’est justement ce qu’on voulu savoir trois professeurs d’économie : Sangmin Aum, de l’Université Myongji à Séoul (Corée du Sud); Sang Yoon Lee, de l’Université Queen Mary à Londres (Grande-Bretagne); et Yongseok Shin, de l’Université Washington à Saint-Louis (États-Unis). Et leur travail, publié dans une étude intitulée «Inequality of fear and self-quarantine: Is there a trade-off between GDP and Public Health?», met en lumière le fait que le Québec ne s’y prend pas comme il le faudrait. Loin de là. Explication.

Les trois chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique qui permet de voir et d’analyser l’impact de mesures sanitaires et politiques visant à lutter contre la pandémie du nouveau coronavirus. Ce modèle comporte trois traits principaux:

– Profil individuel. Les gens se distinguent les une des autres par leur âge, leurs compétences, leur profession et leur secteur d’activité.

– Peur et télétravail. Les gens peuvent choisir de se rendre au travail ou de travailler à domicile. Leur objectif est alors de maximiser leurs revenus et de minimiser leur peur de tomber malade. À noter que les professions diffèrent en termes de revenus, de risque d’infection et de perte de productivité dès lors que le travail est effectué à domicile.

– Flou sanitaire. L’état de santé des gens n’est pas aisément observable (ce qui correspond au fait que nombre de malades sont asymptômatiques), si bien que le seul moyen d’avoir une certitude à ce sujet pour un individu est d’effectuer un test, et mieux encore, un traçage & suivi.

Par ailleurs, le modèle considère que le gouvernement dispose des trois outils suivants:

– Test. Ça revient à tester un certain nombre de gens pour savoir s’ils ont la COVID-19, ou une autre maladie.

– Traçage & suivi. Ça consiste à aller au-delà du test, en retraçant le parcours de chaque personne contaminée, en particulier les autres personnes avec qui elle a été en contact récemment; et en assurant dès lors un suivi scrupuleux pour chaque personne concernée. Ce qui se traduit par un confinement ciblé.

– Confinement généralisé. Ça correspond au fait de demander à chacun de rester enfermé chez lui, sans aucun contact rapproché avec quiconque, à moins d’avoir une profession jugée comme «essentielle» pour l’ensemble de la société.

À noter ici que l’utilisation des ces trois outils est modulable à volonté, aussi bien dans leur dosage que dans leur timing.

On le voit bien, ce modèle, aussi simple soit-il, correspond tout de même pas mal à la réalité que nous connaissons. Il s’en approche suffisamment pour pouvoir mener une analyse éclairante.

Une fois le modèle de calcul concocté, les trois chercheurs y ont entré deux sortes de données : d’une part, celles de la Corée du Sud, où le gouvernement a réagi vite, en misant beaucoup sur le test ainsi que sur le traçage & suivi; d’autre part, celles de la Grande-Bretagne, qui a réagi moins vite que la Corée du Sud, en misant presque tout sur le confinement généralisé – ce qui est passablement le cas du Québec. L’idée des chercheurs était de comparer ces deux approches distinctes, et d’évaluer l’impact socioéconomique de chacune d’elles à moyen et long termes dès lors qu’elles entreprendraient un déconfinement.

Résultat? Il tient en trois points qui devraient en surprendre plus d’un:

1. Le péril de lever le confinement trop tôt

L’étude montre que le lien entre produit intérieur brut (PIB) et santé publique est nettement plus complexe que ce qu’on imagine. Certes, elle permet de vérifier le fait que si l’on confine massivement, la pandémie en est atténuée (la courbe s’aplatit bel et bien), ce qui affecte directement le PIB puisqu’un grand nombre de gens ne peuvent plus travailler. Tout comme le fait que si l’on lève rapidement le confinement, cela fait aussitôt progresser le PIB (les gens se remettent à travailler), mais aussi le nombre de malades infectés par la COVID-19 (les contacts deviennent automatiquement plus nombreux, même s’il est demandé à chacun de continuer de se tenir à distance d’autrui). Tout cela est sans surprise.

En vérité, le sel de cette étude réside dans un détail : si le déconfinement se fait «trop tôt» – avant que le nombre de cas ne commence à régresser, ce qui se produit actuellement au Québec comme je l’ai mis au jour dans une chronique précédente, intitulée «Le choix tragique de François Legault» -, on va droit à la catastrophe. Les infections peuvent alors se multiplier à un point tel que les gens finissent par prendre peur de tomber malades à leur tour. Du coup, la plupart d’entre eux se remettent à télétravailler, voire à se rendre indisponibles, ce qui se traduit par une chute abrupte du PIB. Ce qui peut se produire en l’espace de quelques mois seulement.

«Un gouvernement qui se trouverait dans une telle situation aurait beau prendre des mesures drastiques pour y remédier – par exemple, redemander à tout le monde de se reconfiner chez soi -, cela n’aurait guère d’effet : toutes les contre-mesures perdent leur puissance à partir du moment où les infections atteignent un certain seuil», notent les trois chercheurs dans leur étude.

Pour la Grande-Bretagne, le modèle montre que la décision de maintenir plus longtemps le confinement serait on ne peut plus judicieuse. D’une part, cela permettrait d’éviter à 150.000 personnes de contracter la maladie. D’autre part, cela permettrait au pays d’avoir en novembre 2020 un PIB plus élevé de 5 points de pourcentage – ce qui est considérable – par rapport à celui qu’il aura dans le cas où il déconfinerait prochainement. Bref, ce serait un gain sur toute la ligne, aussi bien d’un point de vue sanitaire que socioéconomique.

Rappelons, au passage, que le cas du Québec ressemble pas mal à celui de la Grande-Bretagne, selon les critères retenus par le modèle de calcul…

2. L’avantage insoupçonné du test et du traçage & suivi

Que se serait-il passé si la Grande-Bretagne avait davantage misé sur le test et le traçage & suivi que sur le confinement généralisé? Si elle avait davantage imité la Corée du Sud pour enrayer la pandémie? Le modèle de calcul permet de s’en faire une juste idée:

– La perte de PIB aurait été plus faible des deux tiers, à court, moyen et long termes.

– Quant aux infections, elles auraient été plus faibles de 70%; et ce, de manière durable, au moins jusqu’en novembre prochain.

Comment cela se fait-il? Le modèle montre que ça ne découle pas de la rapidité des mesures prises, mais du type des mesures adoptées : la politique de test et de traçage & suivi est tout bonnement plus efficace que celle du confinement généralisé. Mieux vaut identifier toutes les personnes malades et ne confiner que celles-ci – et éventuellement certains de leurs proches – que d’imposer à tout le monde de rester chez soi, des emaines et des mois durant. Et ce, tant d’un point de vue sanitaire que socioéconomique.

Rappelons, s’il est besoin, que le Québec a opté pour le confinement généralisé, sans tester toutes les personnes malades (parlez-en à Georges Laraque, l’ex-Canadien à qui on a refusé un test alors qu’il présentait les symptômes de la COVID-19 et qui s’est retrouvé aux soins intensifs!) et sans assurer de véritable traçage & suivi (surtout lorsqu’on compare avec ce qui se fait en Asie)…

3. L’idée surprenante d’un «visa viral»

L’étude montre que tout le monde n’est pas à égalité face à la pandémie. Cette dernière affecte surtout certaines catégories de travailleurs et nettement moins d’autres:

– Désavantage sanitaire. Les travailleurs peu diplômés/qualifiés font face à un risque d’infection plus élevé que les autres, car ils se grouvent en première ligne des emplois jugés «essentiels» (ex.: caissière, gardien de sécurité, etc.) En conséquence, ils sont les plus susceptibles de prendre peur, et donc de se mettre hors-service.

– Désavantage socioéconomique. Les travailleurs peu diplômés/qualifiés exercent davantage de métiers qui ne se prêtent pas au télétravail, si bien qu’ils sont plus souvent mis en chômage technique que les autres. En conséquence, leur perte de revenus est souvent plus élevée que celle des autres.

«Les travailleurs peu diplômés/qualifiés – et même, dans une certaine mesure, les travailleurs autonomes – sont affectés de manière disproportionnée par la pandémie et les mesures gouvernementales poussant au télétravail. À tel point que certains d’entre eux en perdent carrément la santé et leur emploi», soulignent les trois chercheurs.

Et d’ajouter : «Toutefois, une mesure politique peut permettre d’atténuer tout cela, révèlent-ils. Il s’agit de donner un «visa viral» à tous ceux qui ont contracté la COVID-19 et qui s’en sont remis. Pourquoi? Parce que ce simple document officiel a un effet psychologique considérable : ça rassure la population, en particulier les peu diplômés/qualifiés, qui ont dès lors moins tendance à se mettre hors-service de manière préventive.»

D’ailleurs, le modèle indique qu’une politique de «visa viral» qui entrerait en vigueur maintenant en Grande-Bretagne permettrait de booster son PIB de 10 points de pourcentage d’ici la fin de l’année, et même de 20 points de pourcentage dans les secteurs d’activités où l’on compte un grand nombre de travailleurs peu diplômés/qualifiés.

D’où l’importance cruciale d’effectuer énormément de tests, voire d’opérations de traçage & suivi. Puisque cela peut se révéler grandement bénéfique pour les principales victimes de la pandémie et de son impact socioéconomique, à savoir les plus défavorisés et les plus démunis d’entre nous.

Oui, énormément de tests et d’opérations de traçage & suivi. Ce qui, rappelons-le encore et toujours, n’est pas franchement le cas au Québec…

Voilà. François Legault, son gouvernement et ses conseillers sont en train d’amorcer le déconfinement du Québec, un mois et demi seulement après avoir mis l’économie «sur pause». Et ce, en se contentant de lever «graduellement» le confinement, sans redoubler d’ardeur concernant les test et les opérations de traçage & suivi.

Or, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire, comme en atteste l’étude des trois professeurs d’économie. Car le déconfinement se fait beaucoup trop tôt (la courbe du nombre de cas, toujours en légère croissance, est encore loin de régresser). Car aucune politique massive de test et de traçage & suivi n’accompagne le déconfinement. Car toute la population va en payer un lourd tribut dans les mois à venir, avec non seulement une hausse prononcée du nombre de malades, mais aussi une chute prononcée du PIB. Et car les principales victimes de tout cela seront – une fois de plus – les plus défavorisés et les plus démunis d’entre nous.

C’est bien simple, qui a le souci de la santé de la population québécoise devrait maintenir le confinement. Qui a le souci de la santé de l’économie québécoise devrait maintenir le confinement. Qui a le souci de la santé des plus fragiles d’entre nous devrait maintenir le confinement. Le temps de mettre en place une véritable politique de test et de traçage & suivi.

Mais, je sais, ce n’est pas si simple que ça. C’est que nous nous attendons tous à ce qu’un chef d’État agisse. Qu’il nous éclaire sur la situation. Qu’il innove par ses idées lumineuses. Qu’il prenne des mesures audacieuses et passe résolument à l’action. Calme et serein comme un général au front.

Au fond de nous, nous nous poserions des questions si jamais il restait les bras croisés. Si jamais il nous disait qu’il fallait faire preuve de patience durant encore des mois et des mois. Si jamais il affirmait que la non action était la meilleure action qui soit, la priorité étant de s’équiper en tests et en capacités à effectuer des opérations de traçage & suivi. Peut-être même la grogne enflerait-elle dès lors…

Et pourtant, oser se montrer impopulaire est aujourd’hui la meilleure posture à adopter pour un chef d’État. Car c’est celle qui serait la moins dommageable pour les Québécois comme pour le Québec de demain matin. Car ce serait la plus sage.

La question saute aux yeux : est-il d’ores et déjà trop tard pour bien faire? Hum… Pas facile à dire. Si l’on regarde de près l’étude, on voit que non, il est toujours possible de décider de bien faire, mais les bénéfices s’atténuent à mesure qu’on tarde à s’y mettre. Reste donc à croiser les doigts, et espérer que quelqu’un quelque part parvienne à présenter cette étude scientifique à qui de droit…

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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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