(Photo: Getty Images)
CHRONIQUE. Il est très facile de comprendre la déception, l’amertume et l’indignation des Québécois par rapport au démembrement de Bombardier.
Cette société a été un grand modèle d’entrepreneuriat et une grande source de fierté. Avec ses 70 sites de production et d’ingénierie dans 25 pays, Bombardier est la tête de pont de l’industrie aéronautique canadienne et l’un des plus grands fabricants d’équipement de transport de passagers sur rail au monde. Une bonne partie de cela sera bientôt chose du passé, mais le Québec se sort plutôt bien de cette grande aventure.
Issue de l’inventivité de Joseph-Armand Bombardier, qui a conçu et fabriqué plusieurs véhicules chenillés, dont le fameux Ski-Doo, Bombardier a créé plusieurs autres véhicules récréatifs motorisés utilisables sur l’eau, les routes et hors-route avant de se diversifier dans la fabrication de systèmes de transport collectif (métros, trains, tramways, etc.) et d’avions.
Bombardier a particulièrement innové en aéronautique, avec la création du CRJ, un biréacteur de 50 à 90 places, et le développement de la CSeries, devenu l’A220, qui serait l’avion commercial le plus avancé du monde, ainsi que la création de plusieurs modèles d’avions d’affaires.
Alors que Bombardier doit son existence à Joseph-Armand, beau-père de Laurent Beaudoin, qui en a pris la relève à 26 ans en 1964, c’est à ce dernier que l’on doit le développement de cette multinationale. Comptable de formation, Laurent Beaudoin a été un visionnaire, un entrepreneur infatigable et un grand négociateur. Certes, il s’est beaucoup imposé dans les décisions de la société et il lui a fait prendre de grands risques, mais on s’en souviendra comme d’un grand bâtisseur du Québec industriel moderne.
Au 31 décembre 2019, Bombardier employait 61 400 employés et avait un actif de 25 milliards de dollars américains (G$ US). Elle a réalisé en 2019 des revenus de 15,8 G$ US, qui ont laissé une perte nette de 1,6 G$ US.
Risques excessifs
Les déboires de Bombardier résultent des risques excessifs qu’elle a pris et qui ont miné son bilan. Deux données principales en témoignent : un avoir propre négatif de 5,9 G$ US et une dette à long terme de 9,3 G$ US, impossible à rembourser à cause de la trop faible rentabilité de la société. Les principaux risques ont été pris en aéronautique, avec le développement de trois program- mes de front, soit ceux des Global 5 500, 6 500 et 7 500 (des avions d’affaires de grande capacité), du Learjet 85 (un petit biréacteur), qui a coûté 2 G$ US et dont la mise en production a été arrêtée faute de commandes suffisantes et, finalement, de la fameuse CSeries, qui a coûté 6 G$ US, que le marché a boudée à cause de la fragilité financière de Bombardier et qu’Airbus a acquise pour une bouchée de pain.
Comme si ce n’était pas assez, la division Transport connaît depuis longtemps des problèmes de qualité et des délais de livraison qui ont miné sa rentabilité.
Il n’y avait plus qu’une solution pour éviter la faillite : délester la société de nombreux actifs, tels que les divisions d’avions- citernes pour combattre les incendies et d’avions commerciaux (les CRJ et les Q400), les usines de composants en Irlande, au Maroc et au Mexique, les installations de Downsview, en Ontario, le programme de formation des pilotes d’avions d’affaires, le programme de la CSeries et finalement la division Transport.
Avions d’affaires
Une fois que les dernières transactions auront été conclues (un an pour la vente de la division Transport à Alstom), il ne restera à Bombardier que celle des avions d’affaires. C’est un secteur performant, mais qui est risqué à cause de la volatilité des ventes, qui varient avec le climat d’affaires.
Cette division, rentable et bien positionnée, présente trois gammes de produits : trois petits Learjet, deux jets intermédiaires, soit les Challenger 350 et 650, qui sont les plus vendus au monde dans leur catégorie, et les grands biréacteurs de la série Global, dont le 7 500, le nec plus ultra de sa catégorie.
Certains de ces avions sont aussi utilisés pour des missions spéciales, comme le transport médical et la surveillance. Bombardier tire aussi des revenus des services d’entretien pour les 4 800 appareils en service. La division a un carnet de commandes de 14,4 G$ US, qui occuperont ses usines jusqu’en 2022. Celle-ci compte 18 000 employés, dont 12 000 au Québec.
Le Québec s’en sort
Même si le démembrement de Bombardier fait mal, le Québec s’en sort plutôt bien. Airbus a établi au Québec son centre d’ingénierie et de production principal pour l’Airbus 220, dont 658 unités ont été ou seront produites et qui génère 3 300 emplois. Québec a gardé dans ce programme une participation de 25 % qu’Airbus pourra racheter en 2026. Ce délai pourrait permettre à Québec de récupérer son investissement de 1,3 G$ CA dans ce programme.
Airbus envisage d’investir rapidement jusqu’à 1,4 G$ CA pour accroître sa capacité de production d’A220, ce qui veut dire plus d’emplois, plus de retombées pour les fournisseurs d’ici et plus de revenus fiscaux pour l’État. Bref, Airbus a accru le potentiel économique de l’ancienne CSeries, qui continuera d’être un témoin indélébile de l’ingénierie québécoise.
De son côté, Alstom, dans laquelle la Caisse de dépôt possède 18 % des actions, établira au Québec le siège social de ses activités nord-américaines, qui sont appelées à croître avec le développement du transport collectif.
N’oublions pas la forte contribution à notre économie de la très performante société de produits récréatifs BRP, dont le siège social est à Valcourt, où est née Bombardier. BRP, qui doit son succès à la vision et à l’entrepreneuriat de Laurent Beaudoin, compte 13 000 employés et vogue vers des revenus de 6 G$ CA pour l’année en cours.
Certes, la reconfiguration de Bombardier est très humiliante pour ses dirigeants passés et actuels et très décevante pour les actionnaires, mais elle n’est pas un désastre pour le Québec. Arrêtons-nous plutôt sur ce qui reste de ce qui a été créé sous le leadership de son bâtisseur. Rien ne sert de pleurer sur le lait renversé.