CHRONIQUE. J'ai beaucoup dit et écrit que l'entreprise n'existe pas dans le seul but de faire des profits, mais bien...
CHRONIQUE. J’ai beaucoup dit et écrit que l’entreprise n’existe pas dans le seul but de faire des profits, mais bien de créer de la valeur sociale, valeur qui tient compte des coûts et des avantages sociaux de son activité, aussi bien que des coûts et des avantages étroitement comptables.
Le mois d’août dernier m’a apporté beaucoup de soutien dans cette conviction. En l’espace de quelques semaines, trois groupes de grandes entreprises ont donné de solides coups de boutoir à cette idée que l’entreprise n’existe que pour maximiser la richesse de l’actionnaire. Aux États-Unis, le puissant lobby Business Roundtable a publié un énoncé redéfinissant la raison d’être de l’entreprise, non pas en fonction de l’enrichissement financier des seuls actionnaires, mais de l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes – clients, employés, fournisseurs, collectivités et, oui, actionnaires -, un énoncé signé par 181 chefs de la direction des plus grandes sociétés américaines. En marge du sommet du G7, 34 entreprises ont annoncé la formation du B4IG (Business for Inclusive Growth), ou l’entreprise au service de la croissance pour tous. Créé sous l’impulsion de Danone, parrainé par le président français Emmanuel Macron, coordonné par l’OCDE, ce groupe adopte une philosophie semblable à celle du Business Roundtable, soit de s’assurer que la richesse créée par l’entreprise profite à l’ensemble des parties prenantes afin de réduire les inégalités dans le monde. Pour l’anecdote, le fait qu’Agropur et Cogeco comptent parmi les fondateurs de B4IG, aux côtés des Danone, Goldman Sachs, Virgin, Johnson & Johnson et autres L’Oréal, est complètement passé sous les radars québécois. Enfin, un groupe de huit multinationales d’Europe et de Corée du Sud (notamment BASF, LafargeHolcim et Novartis) a lancé l’organisme à but non lucratif (OBNL)Value Balancing Alliance (VBA). Avec l’appui de l’OCDE, de quelques grandes universités et des quatre plus grandes firmes comptables du monde, VBA entend développer un modèle normé de comptabilité et de divulgation de la valeur environnementale, sociale, humaine et financière nette créée par les entreprises.
Ces initiatives ne sont pas le fruit d’une génération spontanée. Elles font suite, d’une part, à des pressions populaires croissantes, voire à une crise de confiance à l’endroit de la grande entreprise ; d’autre part, à l’élaboration récente d’un corpus théorique cohérent prônant l’élargissement du rôle de l’entreprise. Il est ironique que ce corpus soit notamment l’oeuvre d’économistes de l’Université de Chicago, où a longtemps enseigné Milton Friedman, dont la pensée, commodément éviscérée de ses importantes nuances, a servi de socle intellectuel aux suprémacistes de l’actionnariat.
Paroles, paroles ?
Reste à savoir si ces redéfinitions de raisons d’être se traduiront par des gestes concrets, ou si elles ne resteront que de belles paroles, une sorte de socioblanchiment. Ne l’oublions pas, toutes ces grandes entreprises ou presque sont cotées en Bourse. Elles sont donc sujettes à la pression d’actionnaires institutionnels souvent activistes qui risquent de voir d’un mauvais oeil la moindre dilution de leur pouvoir régalien sur les objectifs strictement financiers de l’entreprise. Dans les heures suivant la déclaration du Business Roundtable, le Council of Institutional Investors lui a opposé une réponse plutôt cinglante, affirmant qu’une raison d’être élargie de l’entreprise aurait pour effet de supprimer l’imputabilité des conseils d’administration et des dirigeants. Quant aux entreprises déjà réputées pour leur recherche de valeur sociale, comme les Patagonia et Ben & Jerry’s, elles ont exprimé un fort scepticisme quant à la bonne foi de l’engagement de ces grandes entreprises, du genre : «Ah, oui ? On a hâte de voir !»
Voilà donc le problème clairement posé : à qui, et de quoi l’entreprise est-elle imputable ? Et qu’est-ce que ça veut dire, être imputable aux actionnaires ? Ça voulait dire une chose dans les années 1960, alors que les particuliers détenaient 85 % des sociétés américaines cotées en Bourse. Ça veut dire quelque chose de bien différent aujourd’hui, alors que plus des deux tiers des actions sont détenues par des investisseurs institutionnels – des agents qui, comme les dirigeants d’entreprises, gèrent l’argent des autres, à qui ils laissent peu de place pour exprimer leurs préférences personnelles dans toute leur complexité.
Les investisseurs individuels ne sont pas de simples bouliers compteurs. Ils ont des valeurs plus ou moins affirmées, et ils ont le droit de les exprimer dans leurs investissements comme dans les votes démocratiques. Et je suis persuadé que ceux qui ont des portefeuilles individuels le font.
Le débat entre partisans des actionnaires et partisans des parties prenantes restera stérile tant que l’impact social, environnemental et communautaire des entreprises pourra s’exprimer en voeux pieux, sans mesure. Il faut intégrer et standardiser les mesures d’impact à la divulgation des résultats d’entreprise. Au cours des ans, il y a eu plusieurs projets visant à documenter l’impact social des entreprises, notamment la Global Reporting Initiative. Le projet de la VBA est le plus récent et, apparemment, le plus prometteur de ces projets, ne serait-ce qu’à cause de la présence des grandes firmes comptables et de l’OCDE. Lorsque les grandes entreprises disposeront d’un modèle de divulgation d’impact social aussi robuste que la divulgation financière, les coûts et les bénéfices de l’action sociale seront mesurés et transparents. Aux actionnaires, ensuite, de décider en toute connaissance de cause.
Ce ne devra cependant être que la première étape. Tout comme les investisseurs institutionnels peuvent déjà rendre compte de leur gestion en compilant leurs taux globaux de rendement financier, les actionnaires devront arriver à rendre compte globalement des mesures d’impact social des entreprises composant leur portefeuille. Leurs clients, membres ou bénéficiaires seront ensuite à même de faire, en connaissance de cause, ce qui est en leur pouvoir pour influencer les arbitrages entre actionnaires et autres parties prenantes.
Alors seulement aura-t-on redonné à l’investisseur individuel sa pleine voix. Alors, seulement, la démocratie d’entreprise sera redevenue authentique.