Léon XIII (Photo: Bibliothèque du Congrès des États-Unis - cph 3c22745 / C.C.)
CHRONIQUE. «La soif d’innovations qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale […] La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre […].»
Très actuels, ces mots ont été écrits en 1891. Ils constituent les premières phrases de l’encyclique Rerum Novarum (Choses nouvelles), signée par le pape Léon XIII. Cette encyclique est considérée comme fondatrice de la doctrine sociale de l’Église catholique. Avec adaptations de circonstance, celle-ci est restée fondamentalement la même jusqu’à aujourd’hui.
Affichant un parti-pris assumé pour les ouvriers, dont il dénonçait l’exploitation, Léon XIII ne signait pourtant pas une charge contre l’entreprise ; encore moins contre la propriété, qu’il défendait. En fait, Rerum Novarum cherchait en sous-texte à protéger le libéralisme débridé de l’époque contre ses propres excès, devant l’émergence du socialisme que Léon XIII redoutait bien davantage que le capitalisme. Il cherchait une voie mitoyenne, ni socialiste, ni ultralibérale, un monde où l’entreprise assumerait son rôle social et où, admettait-il, l’État pourrait jouer un rôle accru pour corriger les injustices les plus criantes.
Cette recherche du «juste milieu» peut sembler assez convenue au lecteur d’aujourd’hui. Mais à la fin du 19e siècle, Rerum Novarum était très avant-gardiste, au point d’être dérangeante.
L’économie de François
Avance rapide jusqu’en 2019. Après ses années glorieuses de l’après-guerre, le libéralisme est de nouveau remis en question. Même si le tissu économique est radicalement différent de ce qu’il était au 19e siècle, les enjeux sociaux sont semblables. Avec, en prime, la survie même de la planète, qui n’était pas au menu de Léon XIII. Le «1 %» est devenu un symbole de l’injustice du système. Selon Gallup, 51 % des milléniaux américains ont une perception positive du socialisme.
Déjà, en 2015, le pape François a publié l’encyclique Laudato Si’ (Loué sois-tu), un appel à une vision et à un traitement systémiques de la planète afin d’en assurer la pérennité.
Mais il va plus loin. Le pape François invite aujourd’hui les jeunes (35 ans et moins) économistes et entrepreneurs de partout dans le monde à se rassembler dans la patrie de Saint-François, à Assise, en Italie, en mars 2020. Le thème du colloque : «L’économie de François», sans spécifier s’il s’agit de l’ancien ou du nouveau.
Pourquoi inviter les jeunes, plutôt que les leaders en place ? Sans doute parce que les premiers sont les habitants de l’avenir ; et parce que les seconds ne lui inspirent plus beaucoup d’espoir.
«Donner une âme»
L’objectif est ambitieux : lancer un processus de changement mondial pour créer une économie plus équitable, plus inclusive et plus durable. Il s’agira de «donner une âme» à l’économie de demain. Au nombre des conférenciers : Bruno Frey, un économiste suisse et pionnier de l’économie comportementale et de l’économie du bonheur ; l’économiste britannique Kate Raworth, qui affirme que l’économie devrait viser l’épanouissement de l’humanité plutôt que la seule croissance à l’infini ; l’économiste américain Jeffrey Sachs, dont les travaux ont porté entre autres sur la réduction de la pauvreté dans le monde ; le prix Nobel d’économie indien Amartya Sen, dont les travaux ont porté sur les choix sociaux ; l’entrepreneur bangladais, Muhammad Yunus, banquier et économiste, fondateur de la première banque de microcrédit (ce qui lui a valu le prix Nobel de la paix) et ainsi de suite.
Personne dans cette liste n’est une prime jeunesse. Personne n’est connu pour être un mystique, d’ailleurs. Mais tous partagent cette volonté de remplacer le vocabulaire de base de l’économie, axé sur la seule croissance du PIB, par un paradigme plus humain, qui intègre le bonheur, le partage et l’inclusion comme objectifs légitimes des politiques économiques.
Enjeux contemporains
Il y a fort à parier que l’exercice débouchera, sous une forme ou une autre, sur une espèce de Rerum Novarum 2.0 : la redéfinition d’un juste milieu, ni socialiste ni ultralibéral, adapté aux enjeux contemporains. Cependant, cette fois-ci, l’ambition est plus grande, car on est à la recherche d’une stratégie d’implantation.
Contrairement à Léon XIII, qui allait à contre-courant, François n’est pas seul. Dépouillé de son volet spirituel et religieux, le projet du pape rejoint une mouvance émergente très actuelle et très profane – celle qui prône la redéfinition de la raison d’être de l’entreprise pour y inclure l’intérêt collectif.
On pense notamment à des initiatives récentes, toutes le fait de grandes entreprises, que j’ai évoquées dans ma chronique parue le 28 septembre : la déclaration du Business Roundtable aux États-Unis, qui redéfinit la raison d’être de l’entreprise pour y inclure l’intérêt de toutes les parties prenantes ; le projet du Business for Inclusive Growth, qui veut répartir plus équitablement les fruits de la croissance économique ; et la Value Balancing Alliance, une OBNL appuyée par les quatre plus grands cabinets comptables du monde, qui entend redéfinir et standardiser les règles de divulgation des entreprises, pour y inclure les coûts et les avantages sociaux et environnementaux.
Léon XIII serait sans doute surpris de l’actualité de son propos aujourd’hui.