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L’entrepreneur Big Brother?

Valérie Lesage|Publié le 16 novembre 2021

L’entrepreneur Big Brother?

(Photo : Tianyi Ma pour Unsplash)

BLOGUE INVITÉ. Depuis des années, on travaille à faire émerger des entrepreneurs-leaders qui font confiance à leurs équipes parce qu’on sait que la confiance donne des ailes, crée l’engagement et stimule l’initiative. Maintenant que le télétravail est répandu, va-t-on reculer et transformer les dirigeants en micromanagers dotés d’une artillerie numérique se rapprochant de Big Brother?

J’ai sursauté récemment quand une connaissance m’a montré la plateforme d’expérience des employés Microsoft Viva. Celle-ci vise à amener les employés au sommet de leur productivité. Mais ce n’est pas tout, la plateforme analyse les habitudes de collaboration — lire le temps de collaboration et le temps de travail individuel —, elle incite à planifier et à réseauter davantage, elle mesure le temps de concentration ininterrompu et suggère des avenues pour l’augmenter, elle permet d’envoyer des compliments à ses collègues et pose même des questions sur vos sentiments! Tout est présenté sous le couvert noble du bien-être au travail.

Je comprends qu’on veuille prendre le pouls de l’équipe à distance et se servir des données pour améliorer certains aspects du travail. Mais cet outil vise d’abord l’augmentation de la productivité. Évidemment, elle est essentielle à la rentabilité. Mais est-ce qu’un patron numérique du nom de Viva est vraiment la meilleure solution pour l’amélioration? Personnellement, une entreprise qui me connecterait à ce bidule techno ou à un autre du même genre me ferait dire «bye bye boss!». J’aurais l’impression qu’on regarde par-dessus mon épaule en permanence, ce qui est le contraire de la confiance. Dans un tel système, je me sentirais angoissée. J’essaierais bien évidemment d’augmenter mes pointages pour être félicitée par Viva, mais soumise à cette pression de performance quotidienne, je suis convaincue que ma santé psychologique en serait affectée. En anticipant cela, je préférerais prendre le large.

 

Risques de dérive

D’autre part, quand je pense à la collecte de données sur les habitudes de travail de chacun, j’en éprouve le vertige. On peut faire dire tellement de choses à des chiffres! Tout et son contraire, en fait. Va-t-on vouloir que tous les employés atteignent un taux X ou Y de concentration ou de collaboration? Exiger des progrès? Considérer Jacques comme un moins bon employé parce qu’il travaille souvent en solo? Ou Alexandra comme ayant moins de leadership parce que son réseau est plus étroit?

Le hic, c’est que selon le poste occupé dans une organisation, ces chiffres sont appelés à être interprétés différemment, mais rien ne dit que ce sera fait avec tout le discernement souhaitable. Le créatif n’est pas toujours en train de réaliser des tâches, il doit ouvrir son esprit, réfléchir, discuter, rechercher, essayer et échouer, tandis que l’administratif peut prévoir, exécuter, classer et organiser. Si une entreprise ne se donne pas la peine de voir et comprendre les différences fondamentales, ou pire si la bienveillance fait défaut, on peut imaginer des conséquences assez néfastes sur certains individus ou équipes pourtant en maîtrise de leur rôle.

Est-ce que le télétravail vous incite à augmenter les points de contrôle dans votre organisation? Craignez-vous ou avez-vous mesuré une diminution de la productivité? Si oui, croyez-vous davantage à Viva qu’à vos relations et interactions avec vos employés pour rehausser votre performance organisationnelle? Il y a bien des responsabilités à déléguer dans une entreprise, mais veut-on vraiment réduire l’encadrement humain pour le confier en partie à un collecteur de données numériques qui envoie des rapports d’analyse par courriel?

 

Perte de potentiel

J’ai l’impression d’assister à la robotisation de l’être humain. Les entrepreneurs qui vont succomber aux charmes de Viva-mesure-tout ne risquent-ils pas de perdre de précieux collaborateurs? Ils ne vont pas tous se rebeller et partir, mais s’ils ne font que se conformer au lieu d’offrir leur plein potentiel et de se sentir engagés, la perte sera tout de même considérable.

Dans mon dernier blogue, je vous disais qu’il fallait devenir un peu geek plutôt que complètement out. Et c’est vrai qu’être de son temps, ça va de soi. Mais comment l’être sans tomber dans les pièges de la technologie? Je vous invite à y réfléchir avant d’inviter Big Brother ou son cousin dans l’équipe.

 

Il s’agit de mon dernier texte sur lesaffaires.com. De nouveaux défis m’attendent. Je tiens à remercier sincèrement les lecteurs, l’École d’Entrepreneurship de Beauce, de même que ceux qui m’ont accueillie sur cette tribune au fil des mois.