Les économistes sont encore dans le champ avec votre portefeuille
Jean-François Bertholet|Publié le 30 juillet 2019(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Il y a de ces études qui me donnent le goût d’être un chercheur à temps plein! Celle tout juste publiée cet été par 4 chercheurs d’universités américaines et suisses est fascinante!
L’équipe de recherche a volontairement « perdu » 17 000 portefeuilles dans 40 pays et évalué la propension des gens à contacter le propriétaire du portefeuille pour lui retourner. Allaient-ils le rendre ou le conserver ?
Le modèle économique classique, basé sur le fameux homo economicus, nous répondra avec une vision pessimiste des choses. L’humain est motivé par son intérêt personnel, et lorsqu’il découvre un portefeuille et que personne ne l’a vu, l’intérêt à le retourner est plus faible que son intérêt à le conserver. Pourtant, dans la réalité, près de deux personnes sur 3 ont retourné le portefeuille !
L’étude a testé 3 types de portefeuille, a) sans argent b) avec environ 15 $ c) avec environ 120 $.
Que s’est-il passé ? Lequel a été plus retourné ? Faites vos jeux !
Réponse : Les gens ont davantage retourné le portefeuille contenant 15 $ que celui sans argent. Et pour le 120 $ ? Encore beaucoup plus !
Pourtant, plus l’incitatif financier augmente, plus l’intérêt à être honnête diminue, non ? C’est effectivement ce que les modèles économiques actuels, qui fondent notre vision du monde et de l’humain en 2019, nous enseignent.
Les auteurs de la recherche ont d’ailleurs demandé aux économistes de faire leurs prédictions avant cette étude. Ils ont plutôt prédit l’inverse de ce qui s’est passé : plus l’incitatif financier augmente, moins les gens vont retourner leur portefeuille, ont-ils dit. Les auteurs de l’étude étaient eux-mêmes surpris des résultats !
Et alors, le lien avec la performance de mon entreprise ?
L’être humain est donc plus altruiste que la théorie économique nous l’enseigne. L’enjeu est plus fondamental que l’on peut imaginer. La plupart de nos entreprises, les croyances sous-jacentes qui les guident et les modèles de gestion qu’ils implantent, sont basées sur la théorie de l’homo economicus. En résumé, les employés sont des humains intéressés par leur propre intérêt. Il faut donc les surveiller, les contrôler et s’assurer qu’ils ne défient pas des règles organisationnelles. L’ADN du management n’est-il pas de planifier-organiser-diriger-contrôler ! Combien de fois ai-je d’ailleurs entendu que pour les employés, c’est toujours le célèbre « what’s in it for me? » ?
Le problème, c’est que le contrôle, ça coute cher, ça démotive, et ça génère peu d’innovation. Je me pose donc la question : fait-on appel à la meilleure partie de l’être humain dans nos organisations, aux meilleurs anges de notre nature ? Accorde-t-on notre confiance, jusqu’à preuve du contraire, ou est-ce plutôt l’inverse ?
Ce n’est pas comme si cette étude était anecdotique. Elle n’est qu’une parmi tant d’autres, qui confirment la banalité du bien chez l’être humain. Mais est-ce cette vision de l’être humain qui est véhiculée en entreprise ? De retour d’une tournée de 2 mois de conférences en Europe devant des dirigeants, donc avec des gens en position d’imposer leur philosophie de management, je reçois inévitablement la critique que certaine de ces idées sont très idéalistes et calinours (en Europe, on dit bisounours !). Or, ce ne sont pas des idées, une philosophie ou une hypothèse, mais bien la réalité observée.
Le problème, c’est que si l’être humain est altruiste de nature et prêt à performer pour son entreprise, on sait aussi que si on le traite comme une ressource, alors il répondra en ressource ! C’est la spirale négative de la gestion traditionnelle ! Alors, pour faire évoluer votre entreprise, au-delà des modes et techniques de management, pourquoi ne pas démarrer une réflexion sur la vision des dirigeants sur la nature humaine ?
PS : À méditer, cette citation de l’économiste célèbre J.M. Keynes. « Les idées des économistes et philosophes politiques, autant quand elles sont valides ou fausses, sont plus puissantes qu’on ne le comprend en général. En réalité, le monde n’est régi par peu d’autres choses. Les hommes pratiques, qui s’estiment exempts de ces influences, sont en général les esclaves d’économistes morts ! » (traduction libre)
Source : Civic honesty around the globe. Alain Cohn, Michel André Maréchal, David Tannenbaum, Christian Lukas Zünd. Science 2019