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Les gaufrettes au chocolat

Ianik Marcil|Édition d'avril 2021

Les gaufrettes au chocolat

(Photo: 123RF)

ESPACE-TEMPS. Dans un commerce «à 1 $», une femme âgée s’achète une simple boîte de gaufrettes au chocolat. On peut deviner qu’il s’agit là d’un rare petit bonheur. Elle se dirige à la caisse. Dans ce magasin, il n’y a plus d’humains aux caisses, ces dernières ont toutes été remplacées par des appareils automatisés, où les clients scannent eux-mêmes leurs achats, puis les payent à l’aide d’une carte. La dame essaie de faire sa transaction. Rien à faire, ça ne fonctionne pas, elle ne comprend pas comment utiliser le bidule. Une autre cliente tente de l’aider à distance. COVID oblige, elle garde ses distances, n’osant pas s’approcher de son aînée pour la protéger, et a du mal à l’aider comme il le faudrait. Ça ne fonctionne pas. La vieille dame se décourage et quitte le commerce en laissant son pauvre paquet de gaufrettes sur place.

Ces deux femmes, ce sont deux solitudes à peine à quelques pieds de distance. Leur petite histoire est une métaphore des temps étranges et changeants que nous traversons. Distanciation physique à cause de la pandémie, difficultés à utiliser la technologie, tâches et emplois remplacés par des robots, tout y est. En une simple petite scène urbaine, la modernité capitaliste est encapsulée. Mais qu’est-ce que cette histoire nous raconte, au fond? D’abord, que les évolutions de la technologie changent nos vies. Et ce n’est pas pour le pire. Le boulot de caissière ou de caissier peut être très difficile, voire abrutissant — scanner avec automatisme des dizaines de produits, se faire traiter de haut par les clients, être sous pression de performance de la part des patrons, et j’en passe. L’automatisation a, depuis le début du capitalisme, allégé graduellement la pénibilité du travail humain. Certes, il y a là, comme l’écrivait le grand économiste et sociologue Schumpeter, il y a cent ans, un processus de «destruction créatrice». Au quotidien, toutefois, lorsque nous vivons ces changements, ils peuvent être très perturbateurs. Parlez-en à cette caissière de votre épicerie de quartier qui y travaille depuis 40 ans… En revanche, comme utilisateurs de la technologie, nous sommes également pris au dépourvu à son égard. Je me considère assez à l’aise avec la technologie:mon père a fait partie des premières cohortes d’informaticiens diplômés à la toute fin des années 1960 et m’a appris à programmer (on ne disait pas «coder»à l’époque) au début des années 1980. Mais lorsque je vois le développement des plateformes de programmation actuelles, je me sens complètement dépassé. J’imagine bien ce que cette dame âgée peut ressentir devant toutes ces machines, peu importe leur convivialité.

Surtout, ce que je vois dans cette histoire, c’est l’importance du lien social et économique. On a là une cliente qui désire acheter une simple boîte de gaufrettes et qui n’y arrive pas, malgré la volonté d’une autre femme à l’aider. Bien sûr, la pandémie sera un jour derrière nous et cette distanciation fera partie de nos souvenirs, si ce n’est de notre folklore. Reste qu’elle aura mis en lumière l’importance essentielle de nos interactions, y compris économiques, pour nous entraider. Celles-ci ont été bien mis à mal cette dernière année.

Cette dame âgée n’avait peut-être pas de carte de crédit, peut-être pas toutes les capacités à utiliser cette foutue caisse automatisée, peut-être un déficit visuel qui l’empêchait de bien lire les instructions. Mais à la fin de l’histoire, elle sera repartie sans sa petite boîte de gaufrettes au chocolat. Ce qui est bien triste.