Les transformateurs alimentaires bravent des vents contraires
Jean-François Venne|Édition de la mi‑novembre 2023Un rapport de Financement agricole Canada (FAC) montre que la valeur en dollars des ventes du secteur de la transformation des aliments et des boissons a augmenté de 10% en 2022, mais que le volume des ventes, lui, n’a crû que de 1%. (Photo: 123RF)
TRANSFORMATION ALIMENTAIRE. Les 25 entreprises de notre classement 2023 emploient plus de 20 300 personnes, une hausse de 10,5 % par rapport à 2022. Les sept plus grandes comptent plus de 1000 travailleurs et même plus de 2000 dans le cas d’Agropur, d’Exceldor et de Saputo.
Parmi les cinq premières entreprises du classement, Exceldor a vu son nombre de salariés augmenter de plus de 75 % entre juin 2022 et juin 2023, en tenant compte de certaines filiales qu’elle détient en partie. La coopérative a récemment acquis Volaille Giannone et un centre de distribution à Belœil, en plus de recevoir un influx massif de travailleurs étrangers temporaires. On remarque aussi une forte progression au sein de Groupe Mito (43 %), Nortera (36 %), Biscuits Leclerc (18 %) et Aliments BCI (17 %).
Flambée des coûts de production
Ces belles progressions ne suffisent pas à cacher un contexte plutôt difficile pour les transformateurs alimentaires. L’inflation n’a pas trop fait diminuer la demande globale, mais a affecté celle pour des produits plus luxueux, notamment les produits de la mer. Un rapport de Financement agricole Canada (FAC) montre que la valeur en dollars des ventes du secteur de la transformation des aliments et des boissons a augmenté de 10 % en 2022, mais que le volume des ventes, lui, n’a crû que de 1 %.
« L’inflation affecte aussi lourdement les coûts de production des transformateurs, puisque les salaires et les dépenses en approvisionnement, en transport et en emballage augmentent », ajoute Sylvie Cloutier, PDG du Conseil de la transformation alimentaire du Québec (CTAQ).
D’après FAC, le prix des engrais, des aliments pour animaux et du carburant a grimpé de plus de 70 points de pourcentage entre le début de 2019 et la mi-2022. Une partie de ces coûts sont répercutés sur les prix de vente, mais cela ne suffit pas pour maintenir les marges de profit. De fait, toujours selon le rapport de FAC, les marges brutes des transformateurs en pourcentage des ventes étaient au plus bas depuis 20 ans en 2022, après une chute de 10 points de pourcentage par rapport à 2019.
Des taux d’intérêt qui font mal
Comble de malheur, les aléas météorologiques ont nui à la production agricole au Québec. Or, selon le CTAQ, environ 70 % des produits agricoles utilisés par les transformateurs proviennent de chez nous. « Lorsque la production d’ici ne suffit pas à combler leurs besoins, ils doivent s’approvisionner davantage à l’étranger, ce qui occasionne d’autres hausses de coûts », précise Sylvie Cloutier.
L’augmentation des taux d’intérêt se fait également sentir. Sylvie Cloutier explique qu’elle ralentit la construction ou l’achat de nouvelles infrastructures ainsi que l’acquisition d’équipements. Cependant, pour certaines entreprises du secteur, le problème est ailleurs. Nortera, par exemple, garde ses produits en conserve et congelés en stock pendant plusieurs mois. Or, une baisse de la demande de 5 % à 8 % pour ces produits au cours de la dernière année tend à retarder l’écoulement des stocks.
« Actuellement, nous gardons des produits en stock pendant près de 15 mois, plutôt que 12. Or, nous contractons des prêts pour financer ces stocks avant de toucher les revenus de la vente, donc la hausse des taux augmente nos coûts », explique Daniel Vielfaure, directeur général de Nortera. La même logique s’applique, par exemple, chez les producteurs de fromages vieillis, qui doivent conserver leurs produits pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, avant de les vendre.
Le règne des distributeurs
« Bien qu’ils soient importants à court terme, ces éléments contextuels ne représentent que la pointe de l’iceberg d’une dynamique qui complique la vie des transformateurs depuis bien avant la pandémie », estime pour sa part Rémy Lambert, professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval.
Il rappelle que pendant longtemps, les agriculteurs détenaient le gros bout du bâton et pouvaient dicter leurs conditions au marché. Puis, avec l’industrialisation, le pouvoir est passé aux mains des transformateurs. Mais depuis quelques années, les réseaux de distribution font la loi.
Plusieurs éléments ont contribué à cela. D’abord, un vent de consolidation a concentré le marché et réduit les options pour les transformateurs. En 2021, Loblaw, Sobeys et Metro détenaient près de 60 % des parts de marché au Québec. L’arrivée de grands joueurs, comme Costco, Walmart et Amazon, n’aide pas les transformateurs, qui doivent se plier à leurs conditions pour accéder à leurs tablettes.
Les distributeurs gagnent aussi haut la main la guerre de l’information. « Ils recueillent beaucoup de données sur les consommateurs, par l’entremise des cartes de fidélité et de leur site Internet, donc ils les connaissent très bien », souligne Rémy Lambert. Cela les aide, par exemple, à créer des marques privées qui répondent aux attentes des consommateurs, et à les mettre savamment en marché.
Or, ces marques sont des concurrents directs de celles des transformateurs. « Les transformateurs deviennent de plus en plus des fabricants anonymes de marques privées, indique Rémy Lambert. Pour tirer leur épingle du jeu, ils doivent bien contrôler leurs coûts de production, ce qui n’est pas facile dans le contexte actuel. »