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Lettre à M. Rousseau: le langage est une habileté de direction

Robert Dutton|Édition de la mi‑novembre 2021

Lettre à M. Rousseau: le langage est une habileté de direction

Apprendre une langue, c’est d’abord apprendre. On a toujours du temps pour ça. (Photo: Jason Goodman pour Unsplash)

Cher Michael,

Vous avez sans doute été surpris par l’ampleur qu’a prise ce qu’on appelle maintenant « l’affaire Michael Rousseau ». Après tout, vous n’étiez pas le premier anglophone à vous adresser dans votre langue d’usage à la tribune de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Et vous ne serez pas le dernier. 

En outre, vous n’êtes assurément pas le seul chef de la direction d’une grande entreprise canadienne, voire montréalaise, à ne parler qu’anglais — un fait qu’il faut déplorer, et non utiliser comme point de référence, encore moins comme excuse.

Personnellement, je le regrette non pas tant pour des motifs politiques ou identitaires, mais à cause d’une certaine conception que je me fais du métier de premier dirigeant que j’ai exercé pendant 22 ans, et que j’enseigne depuis presque 10 ans maintenant. 

Cela étant, je vous donne raison sur un point important : vous n’êtes pas obligé d’apprendre le français. Qu’on aime ou qu’on déteste ça, oui, on peut vivre et travailler à Montréal en anglais seulement. Comme on peut vivre et travailler à Winnipeg ou à Moncton en ne parlant que français, voire à Vancouver en ne parlant que cantonais. On se prive alors de beaucoup de richesse socioculturelle, mais c’est possible. 

Mais on ne devient pas chef de la direction d’une grande entreprise, rémunéré de plusieurs millions de dollars par an, en se limitant à ce qu’on est « obligé » de faire. 

La compétence langagière, voyez-vous, est une habileté de direction fondamentale pour un premier dirigeant. La différence entre un vice-président et un président, c’est qu’il incombe à ce dernier de rassembler tous les collaborateurs de l’entreprise autour des ambitions, des objectifs et des valeurs de celle-ci. Pour les employés, les clients et les fournisseurs, vous incarnez tout ça à Air Canada. Vous ne pouvez pas faire ça seulement par des notes de service. Votre communication est beaucoup plus efficace lorsqu’elle est faite directement, plutôt que par un quelconque service de ressources humaines assisté de traducteurs. 

Il ne s’agit pas d’être à la fois Molière, Shakespeare et Cervantès. Il s’agit d’être capable de manifester un minimum de respect pour ses collaborateurs et leur culture. Vous intéresser à eux, c’est vous intéresser à ce qu’ils sont, pas juste à ce qu’ils font. Comme vous, ils sont leur culture et leur langue.

Je suis un peu votre miroir. Vous êtes anglophone unilingue d’ascendance francophone ; j’étais francophone unilingue d’ascendance britannique. Quand Rona a fait sa première incursion hors Québec, je me suis mis à l’anglais pour pouvoir continuer ma gestion proche des gens. Avec un professeur privé, j’y ai investi des heures et des heures. Mon anglais est toujours resté laborieux, mais j’ai tenu à l’utiliser et mes interlocuteurs ont toujours apprécié l’intérêt et le respect que je leur portais. Cela a fait de moi un meilleur dirigeant — j’ai même pu prononcer des conférences devant des chambres de commerce d’Ontario et de l’Ouest, qui m’ont pardonné mon accent et mes hésitations. 

Mieux encore : quand SNC-Lavalin a fait sa première acquisition au Chili, en 1996, son président, Guy Saint-Pierre, s’est mis à l’espagnol. Il avait plus de 60 ans. Il n’avait pas l’intention de vivre à Santiago, mais il considérait que c’était manifester un minimum de respect pour ses nouveaux collaborateurs, même si ceux-ci pouvaient sans doute converser en anglais. Des exemples comme celui-là, il en existe des dizaines. Au fait, je ne connais personne qui regrette d’avoir appris une langue. Apprendre une langue, c’est d’abord apprendre. On a toujours du temps pour ça.

J’entends que vous avez commencé à apprendre le français avec un professeur privé — une façon privilégiée de le faire, j’en sais quelque chose. Je vous en félicite. Peu importe la dimension politique que l’incident a prise, vous avez pris la bonne décision de gestion. Cher Michael, je ne vous souhaite que du succès pour la suite.