«Il ne faut pas croire: nous aussi, dans les technologies de l'information [TI], nous souffrons de la pénurie de ...
«Il ne faut pas croire: nous aussi, dans les technologies de l’information [TI], nous souffrons de la pénurie de talents. Tenez, aujourd’hui, recruter quelqu’un qui a plus de sept années d’expérience, c’est carrément Mission : Impossible», me confiait un haut dirigeant d’une firme technologique québécoise réputée, en soulignant que le point faible du secteur était le «manque criant de gens expérimentés». Sur le moment, cette réflexion m’a fait sourciller tant elle me paraissait surprenante : se pouvait-il vraiment que les quarantenaires et autres cinquantenaires ne se ruent pas vers ces emplois a priori hot, sexy et lucratifs ? Et puis, j’ai creusé le sujet…
Au Québec, 40 % de la main-d’oeuvre en TI a plus de 44 ans, selon les données de TechnoCompétences. Autrement dit, le secteur est relativement jeune : la proportion des milléniaux y avoisine les 60 %, alors que celle-ci est d’environ 40 % pour l’ensemble des secteurs économiques du Québec. Comment expliquer ce phénomène ? À n’en pas douter, l’une des principales raisons est sûrement la culture qui y règne, chacun de nous associant spontanément les TI à un milieu empreint de «performance», de «jeunesse», de «rapidité» et d’«innovation» ; autant de caractéristiques que, dans le même ordre d’idées, nous ne collons pas franchement aux employés d’expérience, n’est-ce pas ? D’ailleurs, Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, n’a-t-il pas lui-même dit «Young people are just smarter» («Les jeunes sont juste plus intelligents»)?
Osons donc le dire haut et fort : les TI souffrent, en vérité, non pas d’une pénurie de talents, mais plutôt d’âgisme.
Hewlett Packard a été traînée en justice par plusieurs employés expérimentés qui considéraient avoir été injustement traités par l’entreprise, laquelle, d’après eux, désirait «se rajeunir» à tout prix. La haute direction avait indiqué, dans le cadre de cette poursuite, que si elle avait mis en place un système d’incitation au départ des employés de plus de 55 ans ayant au moins une dizaine d’années d’ancienneté, ça n’avait certainement pas été dans une optique de discrimination générationnelle.
Un employé de 54 ans a poursuivi en justice Google, estimant qu’il avait été discriminé pour son âge : un patron lui avait déclaré, affirmait-il, qu’il était «trop vieux pour faire une différence». De surcroît, disait-il également, nombre de collègues l’affublaient de noms désobligeants comme «papy» et «vieux schnock».
Quant à Facebook, un syndicat américain d’employés des communications le poursuit actuellement au motif que ses algorithmes favorisent l’âgisme : d’après lui, les employeurs et les agences d’emploi qui se servent de ce média social pour communiquer l’ouverture de postes peuvent trier les groupes cibles, et notamment discriminer en fonction de l’âge. Résultat ? Nombre des 50 ans et plus ne voient tout simplement jamais apparaître les postes susceptibles de les intéresser sur leur page Facebook, avancent-ils.
À ma connaissance, aucune grande entreprise technologique n’a été condamnée pour une pratique délibérée d’âgisme. Cela étant, on peut reconnaître qu’il est troublant de voir de telles plaintes survenir de plus en plus régulièrement. Un trouble renforcé par une étude de la démographe américaine Richelle Winkler, qui a mis au jour le fait que chez nos voisins du Sud, les 60 ans et plus étaient «aussi discriminés que les Hispanophones». En conséquence, le tiers d’entre eux a le réflexe d’aller vivre dans des quartiers majoritairement peuplés de personnes âgées.
Bref, sans en avoir conscience, nous avons la fâcheuse tendance de refuser de considérer les 50 ans et plus, en particulier dans les milieux de travail à haute teneur en technologie. «Moi-même j’ai longtemps eu ce préjugé, à tel point que j’avais créé un fonds de soutien pour les entrepreneurs de moins de 25 ans. Jusqu’au jour où je suis tombé sur une étude qui montrait que, dans les TI et ailleurs, l’expérience faisait la différence», dit Ryan Holmes, le PDG de l’application de gestion des médias sociaux Hootsuite, dans un billet paru dans le magazine Forbes.
Reid Hoffman a travaillé chez Apple et Fujitsu avant de fonder LinkedIn, à 36 ans. Chip Wilson a créé Lululemon à 42 ans. Bernie Marcus a cofondé Home Depot à 50 ans. «Aujourd’hui, l’âge médian des entrepreneurs couronnés de succès à la Silicon Valley est de… 47 ans», indique M. Holmes, en notant que les entrepreneurs qui se lancent au milieu de leur carrière ont «cinq fois plus de chances de réussir que les jeunes prodiges fraîchement diplômés», et ce, parce qu’ils ont l’énorme avantage d’avoir «un plus grand capital humain, social et financier».
On le voit bien, les «vieux schnocks» ne sont pas tous dépassés. Loin de là. D’où la nécessité – pardon, l’urgence – de revaloriser les têtes grisonnantes dans nos milieux de travail. Mieux, de mettre toutes les chances de leur côté. Et si, par exemple, on incitait certains à agir en tant qu’intrapreneurs, en leur donnant le feu vert pour bien s’entourer et innover radicalement à plusieurs…
«La clé, c’est de mettre globalement fin aux » îles générationnelles » au travail, c’est-à-dire de s’organiser pour qu’il ne soit plus possible pour un employé de se coucher le vendredi soir sans avoir interagi durant la semaine avec un collègue ayant un écart d’âge d’au moins 10 ans», suggère le journaliste Leon Neyfakh, dans le Boston Globe. Une idée qui permettrait, mine de rien, de ne plus souffrir de «pénurie de talents».
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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