Journaliste, Lela Savić, rédactrice en chef de La Converse, en avait assez d’être la seule personne de couleur dans l’entreprise et d’expliquer que les histoires concernant les communautés marginalisées représentaient une question d’intérêt public. (Photo: courtoisie)
PHILANTHROPIE. Entre 2008 et 2023, 511 organismes de presse locaux ont fermé leurs portes au Canada. Ce n’est pas tout : pensons seulement aux ravages que font le blocage des médias sur les plateformes en ligne de Meta ou encore la menace de l’intelligence artificielle générative de texte. Est-il temps pour la philanthropie de s’emparer de la cause de l’information ?
« Depuis plus d’une décennie, devant l’effondrement de leurs revenus accaparés par les plateformes étrangères que sont Meta ou Google, les salles de nouvelles des médias d’information rapetissent et disparaissent les unes après les autres, créant des déserts d’information dans lesquels la désinformation et les théories conspirationnistes prolifèrent », écrivaient Claude Chagnon, président de la Fondation Lucie et André Chagnon, et Karel Mayrand, PDG de la Fondation du Grand Montréal (en plus de cinq cosignataires), dans une lettre d’opinion publiée dans La Presse en septembre dernier.
L’importance du journalisme dans une démocratie saine est connue. Mais avec les coups durs que la profession a encaissés depuis une vingtaine d’années, plusieurs s’inquiètent effectivement pour l’avenir de cette valeur fondamentale de nos sociétés libérales. « La philanthropie doit réfléchir au rôle que joue le journalisme dans notre compréhension des défis sociétaux, environnementaux et dans la participation civique », dit Ana Sofía Hibon, gestionnaire de programme à la Fondation Inspirit, dont la mission est basée sur l’avancement de la justice raciale, sociale et économique. Inspirit finance de nombreux médias et projets journalistiques locaux et communautaires. « Je ne pense pas que ce soit dans la mission des fondations de sauver l’industrie des médias, mais clairement les deux secteurs vont être amenés à travailler ensemble de plus en plus. La philanthropie doit s’empresser de s’emparer de la cause du financement du journalisme », dit la gestionnaire.
La Fondation Inspirit a publié en 2023 deux documents d’information à l’attention des membres de ces deux univers. D’abord, l’étude de cas « Financer le journalisme. Favoriser l’épanouissement des communautés », publiée en juin, présente cinq médias canadiens engagés dans leur communauté et recevant un financement de la fondation. Ensuite, le « Guide pratique pour la philanthropie canadienne », publié en novembre, se voulait une initiation pour les fondations souhaitant soutenir le journalisme. En mai, Inspirit doit publier un troisième document s’adressant aux journalistes en quête de financement philanthropique.
« Ce sont des cultures très différentes, dit Ana Sofía Hibon. La raison de financer le journalisme peut être difficile à saisir pour une fondation qui ne l’aurait jamais fait. Mais une fois qu’on engage les discussions, les gens en philanthropie comprennent la valeur du journalisme dans la société. On s’entend tous sur le fait que l’information et les histoires sont cruciales. »
Représenter les communautés
La Converse est un média web fait par et pour des personnes racisées. Fondé en 2020 par la journaliste Lela Savić, il s’intéresse aux communautés sous-représentées dans les médias traditionnels. L’OBNL a également un volet « école », dans lequel il forme des jeunes issus de milieux précaires au journalisme. La Converse reçoit du financement de la Fondation Inspirit, et paraît dans l’étude de cas « Financer le journalisme. Favoriser l’épanouissement des communautés », aux côtés de The Local, un média web torontois en santé urbaine, du projet journalistique collaboratif Spotlight. Child Welfare, de la série bilingue sur les aînés mohawks « Sharing our Stories », et de l’organe de presse autochtone IndigiNews.
« Si on n’avait pas de dons d’organismes en philanthropie, on n’existerait tout simplement pas », dit la rédactrice en chef, Lela Savić. Après avoir travaillé dans plusieurs salles de rédaction, la journaliste et jeune maman en avait assez d’être la seule personne de couleur dans l’entreprise, et surtout de devoir expliquer constamment à ses supérieurs et à ses collègues que telle ou telle histoire concernant les communautés marginalisées représentait bel et bien une question d’intérêt public.
« Au Québec, on me dit souvent que je suis trop militante pour le journalisme, alors qu’ailleurs au Canada, on me dit que je suis innovante, dit Lela Savić. Je ne suis ni l’une ni l’autre. C’est simplement que, pour moi, la représentation des communautés racisées et autochtones, c’est important et nous devons faire un meilleur job dans les médias francophones au Québec. Ce n’est pas compliqué, c’est tiré du rapport Bouchard-Taylor, ce que je dis. Et pour moi, la beauté de nos relations avec les fondations philanthropiques, c’est qu’elles nous croient quand on arrive avec ce message-là. On n’a pas besoin de mettre une tonne d’énergie à les convaincre que ce projet-là est important. Ce n’est pas la même chose dans le financement public. »