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Nourrir les bobos

Anne Marcotte|Publié le 10 juin 2021

Nourrir les bobos

(Photo: John McArthur/Unsplash)

BLOGUE INVITÉ.  J’ai encore le cœur complètement à l’envers depuis le reportage de Radio-Canada dénonçant les conditions insalubres dans lesquelles vivent des travailleurs étrangers qui récoltent les tomates du plus gros maraîcher du Québec, les Productions horticoles Demers.  Des images honteuses et une situation totalement inacceptable.

Moisissure sur les murs, plafonds qui coulent, matelas au sol, dortoirs exigus, aires de vie dysfonctionnelles, etc.  Les témoignages sur les piètres conditions de vie donnent la chair de poule. Le gouvernement et le premier ministre du Québec ont obligé moralement les dirigeants à prendre leurs responsabilités. De nombreuses rénovations et opérations de nettoyage devront être mises en chantier. Le président Jacques Demers a présenté ses excuses aux travailleurs, aux clients et aux consommateurs.

 

Pas toujours ce qu’on mérite

Pendant qu’on voyait à la télévision ces personnes qui ont dû quitter leurs proches pour aller travailler fort à l’étranger afin de vivre; voilà qu’au même moment, de hauts dirigeants d’Air Canada s’octroient des primes de motivation totalisant 20 millions de dollars malgré la crise, une perte nette de plus de 4 milliards pour le transporteur aérien, une aide fédérale de 500 millions en subvention salariale et la suppression de près de 22 000 emplois. 

Autrement dit, d’un côté, des pères de famille exploités et entassés dans des logements infestés de moisissure venus de l’étranger pour faire ce qu’aucun travailleur québécois n’accepterait de faire dans de telles conditions et de l’autre, des gestionnaires chanceux d’être là. « Des personnes qui n’ont tout de même pas inventé l’avion ou fait de grandes découvertes aéronautiques qui bénéficient à toute l’humanité. C’est un groupe sélect de gestionnaires qui se nomment entre eux et qui se déterminent ensemble leurs politiques de rémunération », comme l’a expliqué en entrevue l’économiste Jean-Martin Aussant.

Ça me rappelle ce qui est arrivé à ma toute première prime salariale : un montant de 25 000 $ que j’avais fièrement gagné à la sueur de mon front. Un courtier m’avait conseillé de l’investir dans des obligations d’Air Canada. Quelques mois plus tard, après les événements du 11 septembre 2001, la compagnie aérienne avait dû se mettre à l’abri de ses créanciers. Cette année-là, pendant que la presque totalité de l’argent de mon boni s’était envolée, le président d’Air Canada, Robert Milton, faisait les manchettes après avoir reçu une prime record malgré la situation économique.

Plus ça change, plus c’est pareil, finalement…

 

Le système est malade

Pour garder de hauts dirigeants, faut-il absolument verser des primes d’atteinte de performance qui ne peuvent même pas se matérialiser lors de contextes extraordinaires telle une pandémie mondiale, sous prétexte que c’est nécessaire pour garder un bon management? Il me semble que ça n’a pas de sens d’autant plus que depuis les années 1990, les présidents d’Air Canada sont restés en poste en moyenne 3,8 ans comparativement à certains travailleurs étrangers des serres Demers qui sont fidèles à leur employeur depuis 15 ans.

Autre diagnostic: est-ce qu’un gouvernement doit subventionner une entreprise qui est obligée d’offrir de mauvaises conditions de travail pour être concurrentielle? «L’idée, c’est qu’ils soient heureux, mais ce n’est pas un monde de Calinours, ce sont des employés agricoles», a expliqué le conseiller en ressources humaines des productions horticoles Demers, Yannick Rivest. Traiter le monde comme des cochons. Les faire dormir par terre. S’il faut des conditions d’insalubrité pour qu’un modèle d’affaires soit viable, c’est que le modèle ne marche pas. 

Malheureusement, Air Canada et Demers ne sont pas des cas isolés, soyons honnêtes. Il y a plein d’autres sociétés cotées en bourse qui n’auraient pas dû verser des bonis dans le contexte actuel. Mais elles l’ont fait quand même et ça devient frustrant.

Il y a aussi d’autres entrepreneurs qui ne devraient pas attendre qu’un reportage montre la face cachée des conditions réservées à une main d’œuvre vulnérable avant de prendre action. Chose certaine, on n’en veut pas de leurs excuses par la suite! On veut que les travailleurs étrangers, qui se sont déracinés et coupés de ceux qu’ils aiment, soient traités avec dignité et respect.

 

Change-moi ça!

Des nouvelles dérangeantes comme celles-là décrédibilisent complètement le modèle économique dans lequel on vit. Ça nous ramène alors automatiquement aux paroles de l’auteur-compositeur-interprète Richard Desjardins. 

Comme l’écrit si bien le poète: «Quand le vent souffle, moi j’sais d’où c’est qu’ça vient. Y en a qui ont tout’ pis tous les autres, y ont rien. Change-moi ça!».

On ne pourra jamais guérir des bobos si on continue de les nourrir.