(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Pensez aux infirmières. Mais aussi aux préposés aux bénéficiaires. Tous des gens si dévoués et passionnés, disons-nous tous à l’unisson alors que ceux-ci se retrouvent chacun à leur façon au front contre cette interminable pandémie.
Nous le clamons haut et fort et sans retenue que nous reconnaissons l’importance de leur contribution quotidienne, pour le bien-être de la collectivité. Pourquoi est-ce important de le souligner? Certainement parce que nous éprouvons de la gratitude pour leur précieux travail qui requiert un grand sens de l’abnégation. Mais serait-ce possible que nous soyons si prompts à souligner leur «vocation» et que cela, très inconsciemment, nous permette de les exploiter et abuser de leur gentillesse sans remords?
L’idée peut sembler brutale a priori, mais il demeure que les faits parlent d’eux-mêmes. À tout le moins, c’est ce qui me vient à l’esprit ces jours-ci quand je vois des infirmières et des médecins prier les Québécois de ne pas se prévaloir de la possibilité qui leur est toujours offerte de partir dans un tout-inclus alors que sévit plus que jamais la pandémie de COVID-19.
Plus concrètement, cette situation absurde m’a rappelé une étude publiée par 4 chercheurs américains en 2019 dans Journal of Personality and Social Psychology*. L’étude en question montrait le phénomène suivant: les perceptions à propos de la «passion» servent trop souvent à excuser le traitement injuste que l’on accepte et approuve implicitement envers des travailleurs œuvrant dans ces postes «vocationnel». Ce phénomène, les chercheurs l’ont désigné comme étant la «légitimation de l’exploitation de la passion». Ladite recherche arrive donc au constat bien triste que nous autorisons davantage les conditions de travail déshonorantes quand les travailleurs sont présumés passionnés par leur travail.
Penser à ces récits de travailleurs ayant la vocation tatouée sur le cœur, qui mènent une insoutenable lutte depuis près d’une année dans les établissements de santé; cela représente des histoires inspirantes, touchantes et sympathiques pour nous tous qui devons rester confinés dans nos foyers. Mais ironiquement, cette vision romantique de la passion des travailleurs qui souffrent… a pour effet de nous fournir une licence psychologique nous permettant à regarder ailleurs.
Mais si ce phénomène s’observe aisément dans le milieu de la santé en cette période unique, ce n’est pas exclusif à ce type de milieu de travail. En effet, peu importe votre organisation ou votre industrie, il est possible que ce même phénomène de légitimation de l’exploitation s’applique à certains postes de votre organisation. Pensez au domaine de l’éducation, par exemple, où l’on demande depuis plusieurs mois aux professeurs de se surpasser et de s’adapter continuellement afin d’offrir des enseignements de qualité.
Existe-t-il une solution pour enrayer ce phénomène néfaste? Heureusement, oui. Une solution qui n’a rien de miraculeux, qui nécessite une prise de conscience, mais qui demeure néanmoins efficace et accessible à tous: faire preuve de plus d’empathie. Malheureusement, il est de coutume d’observer, en temps de crise qui s’éternise, un certain essoufflement de la part des individus à prendre en considération les sentiments et la souffrance d’autrui, alors qu’ils sont eux-mêmes usés par la fatigue, le stress et l’incertitude constante. En pareille situation, il revient donc aux leaders des organisations de donner l’exemple. Et de rappeler qu’on ne devrait pas prendre pour acquis, voire abuser de la vocation de nos travailleurs.
C’est d’ailleurs exactement en quoi consistait le récent cri du cœur empreint de vulnérabilité de la part du premier ministre François Legault, lorsqu’il nous invitait cette semaine, dans une longue publication sur les médias sociaux, à faire fi du stress ambiant et de la fatigue collective, pour laisser davantage de place à la compréhension et à l’empathie.
Alors que la pandémie bat son plein et que plusieurs corps de métier sont à bout de souffle, rappelons-nous que nos actions parlent si fort que nos paroles en deviennent souvent inaudibles. Et que les travailleurs dévoués de nos organisations méritent d’être reconnus à leur juste valeur.
*Source: Kim, Jae Yun & Campbell, Troy & Shepherd, Steven & Kay, Aaron. (2019). Understanding Contemporary Forms of Exploitation: Attributions of Passion Serve to Legitimize the Poor Treatment of Workers. Journal of Personality and Social Psychology. 118. 10.1037/pspi0000190.