Le président russe Vladimir Poutine a-t-il bien évalué les rapports de forces à long terme entre la Russie et les 30 pays membres de l'OTAN? (Photo: Getty Images)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE. C’est l’économie, stupide. Dans cette guerre que mène Vladimir Poutine contre l’Ukraine, on sous-estime un facteur qui risque de déterminer l’issu du conflit à long terme, soit le déséquilibre énorme entre le poids économique de la Russie et celui des 30 pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Je ne fais pas allusion ici à l’impact des sanctions économiques de l’Occident qui commencent à faire très mal à l’économie et aux oligarques russes, sans parler du départ de multinationales occidentales (plus de 300 à ce jour) qui s’étaient implantées en Russie après la chute du communisme et de la dislocation de l’URSS.
Dans une analyse publiée ce jeudi, l’Institute of International Finance affirme que les sanctions provoqueront une sévère récession, avec un PIB russe qui pourrait se contracter de 15% en 2022.
Si ce scénario se matérialise, l’effondrement de l’économie russe serait alors pire que l’impact combiné de la Grande récession de 2008-2009 et de la crise sur la dette russe en 1998 (dans la foulée de la crise asiatique de 1997), souligne le Globe and Mail.
Cela dit, à moins d’une surprise de taille, cette pression économique ne convaincra pas le président russe de mettre un terme à l’agression de l’Ukraine.
Car, les sanctions économiques n’ont jamais fonctionné dans l’histoire, affirme l’historien Nicholas Mulder, dans un essai très remarqué The Economic Weapon (The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War).
En fait, quand je parle du poids économique de l’OTAN, je fais plutôt référence aux importantes ressources matérielles et humaines qui sont déjà à la disposition des 30 pays membres et qui seront de plus en plus grandes dans les années à venir.
La Russie est déclassée au niveau économique
Les décideurs politiques et économiques (chefs d’entreprise et investisseurs) doivent en tenir compte afin de mieux évaluer les scénarios possibles sur les plans politique et économique en Europe de l’Est, et ce, dans les 5 à 10 prochaines années.
Prise individuellement, la Russie est une puissance militaire, avec le plus puissant arsenal nucléaire de la planète –devant les États-Unis.
En revanche, comparée aux 30 pays de l’OTAN, la Russie apparaît moins puissante si l’on tient compte des dépenses militaires, mais surtout du poids économique combiné des 30 pays de l’OTAN (ces statistiques sont imparfaites, parfois légèrement différentes d’une source à l’autre, mais elles donnent néanmoins un ordre de grandeur).
Russie
PIB (en milliards de $US, 2021) : 1 647 G$US
Dépenses militaires (en milliards de $US, 2020) : 61,7 G$US
En % du PIB : 4,2%
Population (estimation en juillet 2021) : 144,1 millions
Sources : FMI, Banque Mondiale, CIA (The World Fact Book)
OTAN (30 pays)
PIB (en milliards de $US, 2021) : 42 674 G$US
Dépenses militaires (en milliards de $US, en 2019) : 1 036,1 G$US
En % du PIB : 2,5%
Population (2021) : 951,2 millions
Sources: FMI, Statistica, CIA (The World Fact Book), OTAN
Pour mettre les choses en perspective, le PIB de la Russie représentait 90% du PIB canadien en 2021, selon le Fonds monétaire international (FMI).
Or, la population russe est presque quatre fois plus importante que celle du Canada…
Gardons ces chiffres en tête pour la suite des choses en Ukraine, alors que les combats faisaient toujours rage cette semaine.
Plusieurs scénarios sont possibles pour la suite des choses dans les prochaines semaines et les prochains mois, selon certains analystes.
- La Russie conquiert l’ensemble du territoire ukrainien.
- La Russie conquiert une bonne partie de l’Ukraine (incluant la capitale Kyiv), mais l’ouest du pays demeure sous le contrôle du gouvernement ukrainien.
- La Russie conquiert uniquement l’est et le sud-est du pays.
Une chose semble acquise, peu importe l’évolution du conflit : une forme de résistance (une guérilla) se maintiendra vraisemblablement en Ukraine, un pays de plus de 40 millions d’habitants, dont la superficie est un peu plus grande que celle de la France.
Et c’est là que le déséquilibre économique entre la Russie et l’OTAN pèsera de plus en plus dans la balance en faveur des Ukrainiens.
C’est une logique mathématique et économique implacable.
«L’arsenal de la démocratie » – pour reprendre le slogan du président américain Franklin Delano Roosevelt durant la Deuxième Guerre mondiale – surpassera les capacités de la Russie de fabriquer de l’armement (munitions, chars d’assaut, avions, hélicoptères, etc.) pour remplacer celui détruit en Ukraine.
C’est sans parler des brigades étrangères qui se joindront à la résistance ukrainienne, et de l’assistance probable de services secrets occidentaux (si ce n’est déjà commencé).
De plus, les dépenses militaires des pays de l’OTAN augmenteront en proportion de leur PIB en raison de la nouvelle donne géopolitique en Europe de l’Est.
Une colonne de soldats russes entrant en Ukraine. (Photo: Getty Images)
Le 27 février, l’Allemagne – très pacifiste et réticente à utiliser la force depuis 1945 – a annoncé qu’elle augmentera son budget militaire à plus de 2% du PIB par année, en plus d’une enveloppe exceptionnelle de 100 milliards d’euros (140 milliards de dollars canadiens) pour moderniser l’armée allemande.
C’est dire à quel point l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a provoqué un séisme géopolitique en Europe.
Certes, la Russie pourrait augmenter ses dépenses militaires par rapport à son PIB, pour les porter à 10%, par exemple. Cela demeura quand même 10% d’une économie de taille moyenne, qui sera en plus très affaiblie par les sanctions économiques.
Un nouvel Afghanistan pour la Russie?
Aussi, il est possible que l’Ukraine devienne à terme un nouvel Afghanistan pour la Russie – l’ex-URSS a dû quitter ce pays d’Asie centrale en 1989, après l’avoir envahi en 1979.
Yann Breault, professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint-Jean, estime que ce scénario est plausible, en raison du déséquilibre économique entre la Russie et les pays membres de l’OTAN.
Ce spécialiste de l’espace postsoviétique et de la politique étrangère de la Russie fait remarquer que la population russe pourrait aussi jouer un rôle pour la suite des choses.
Selon lui, les Occidentaux – à commencer par les Américains – ont surestimé l’impact de la course aux armements dans les années 1980 sur la chute du communisme et de la dislocation de l’URSS au tournant des années 1990.
À vrai dire, le régime soviétique avait commencé à imploser de l’intérieur dans les années 1980 parce qu’il ne livrait plus la marchandise en termes de croissance économique, souligne Yann Breault. «Les Russes ne croyaient plus à la planification économique», dit-il.
Le « soft power » de l’Occident et des États-Unis – l’attrait de la société de consommation et du pouvoir subversif de la musique rock – a aussi pesé dans la balance, souligne ce spécialiste.
Bref, le régime soviétique serait effondré en raison d’un manque de légitimité de la classe dirigeante.
L’histoire peut-elle se répéter avec le régime autoritaire de Vladimir Poutine?
Difficile à dire, mais cela n’est pas impossible.
Chose certaine, la multiplication des sanctions économiques et le départ des entreprises occidentales n’annoncent rien de bon pour l’ensemble de la population russe, dont une partie manifeste dans les rues du pays depuis deux semaines pour dénoncer la guerre en Ukraine.
Le niveau de vie de la population diminuera, sans parler de l’isolement de la Russie sur la scène internationale – et on pourrait même dire de sa mise à l’écart de la mondialisation économique.
Comme à l’époque ou presque de l’URSS…
Déséquilibre économique, soutien militaire massif à l’Ukraine, dépression de l’économie russe, départs des élites instruites (c’est commencé), désillusion face à la guerre (malgré la censure, le Kremlin ne pourra pas cacher éternellement ce qui se passe en Ukraine), le président Vladimir Poutine fera face à plusieurs vents contraires dans les prochains mois et les prochaines années.
C’est la raison pour laquelle il peut difficilement gagner son pari de réintégrer et de garder l’Ukraine dans le giron russe à long terme.
Même son avenir politique apparaît incertain, alors que l’armée russe bombarde pourtant sans relâche des villes ukrainiennes.