L'auteur de «La guerre mondiale des ondes», Sébastien Dumoulin, voit dans la guerre technologique que les États-Unis ont déclaré à Huawei une menace à la paix du monde. (Photo: 123RF)
Un texte de Jean-Guy Rens, consultant en technologies de l’information et auteur d’une histoire des télécommunications au Canada (L’empire invisible, PUQ)
COURRIER DES LECTEURS. Il y a des années que l’on parle de l’entreprise chinoise Huawei, mais on pose rarement la question : qui est vraiment Huawei? C’est précisément de ce que fait l’ouvrage intitulé La guerre mondiale des ondes. On y trouve l’histoire complète de Huawei depuis 1987, alors qu’un ingénieur militaire à la retraite, Ren Zhengfei, réunit un petit capital de 21 000 yuans (environ 6 000 $) et une douzaine d’amis pour ouvrir à Shenzhen un bureau de vente d’équipement de télécommunications analogiques.
L’auteur du livre, Sébastien Dumoulin, est un journaliste spécialisé en télécommunications dans Les Échos – un quotidien français d’information économique. Il suit l’actualité de Huawei depuis des années et a rencontré les cadres de Huawei des dizaines de fois dans toutes les foires commerciales qui jalonnent l’évolution des technologies de l’information. Le résultat est un livre qui se lit comme un roman à suspense, car les rebondissements ne manquent pas dans l’histoire de Huawei.
Depuis la création de l’entreprise jusqu’à l’arrestation de sa directrice financière Meng Wanzhou en 2018, la petite boutique d’importation est devenue le numéro un des télécommunications mondiales avec 197 000 employés, des revenus de 136 milliards américains et une propriété intellectuelle de plus 85 000 brevets. Sébastien Dumoulin commence son livre en relatant l’arrestation de Meng Wanzhou à Vancouver par les autorités canadiennes agissant sur ordre de Washington. Pour lui, cette intervention policière est un acte de guerre.
« La guerre mondiale des ondes a commencé, écrit Sébastien Dumoulin. Voici comment. » Les Américains sont tout à fait conscients que la nouvelle génération de téléphonie mobile, connue sous le nom de 5G, est la porte ouverte sur l’Internet des objets, c’est-à-dire le contrôle de tout le tissu industriel des États-Unis, y compris de son appareil politico-administratif. Or, voici qu’en 2018, il devenait clair que Huawei dominait la technologie du 5G et s’apprêtait à fournir le monde entier avec ses équipements.
Le livre de Sébastien Dumoulin décrit ce que les Américains n’ont pas vu venir et, quand ils l’ont enfin vu, ils ne l’ont pas compris. En effet, pour les Américains, l’ascension de Huawei est une machine de guerre montée de toutes pièces par le Parti communiste chinois pour subvertir le monde libre… Mais si les communistes étaient capables de créer des entreprises privées qui fonctionnent, cela se saurait. S’il est un point sur lequel tous les économistes qui se sont penchés sur le sujet sont d’accord, c’est l’inefficacité proverbiale de toutes les bureaucraties communistes.
Les métamorphoses successives de Huawei
Pour comprendre la nature de Huawei, il faut analyser les débuts tâtonnants de son fondateur qui avait une formation d’ingénieur civil et ne connaissait rien à la technologie des télécommunications. Il avait dû se résoudre à engager des ingénieurs de télécommunications et à les laisser libres d’attaquer le marché à leur guise. Chaque chef de produit agissait avec l’audace d’un commando de guérilléros, mais aussi avec l’absence de scrupules propres à ces rebelles.
Tout le talent de Ren Zhengfei consistait à faire travailler ensemble des ingénieurs de grande envergure, mais avec une mentalité de cow-boys. Dans la Chine de l’ouverture au marché de la fin de XXe siècle, la croissance de Huawei fut si rapide que bientôt l’enthousiasme ne suffiit plus. C’est alors que Ren Zhengfei montra l’étendue de ses capacités. Il comprit que l’ère des ingénieurs héroïques était révolue et il fit appel à des conseillers étrangers, en particulier IBM, pour imposer des mesures de production standardisée et des normes de qualité.
Cette reprise en main centralisatrice ne fut pas sans faire grincer de nombreuses dents. Mais Ren Zhengfei se montra intraitable : « Dans ce processus, nous ne voulons pas d’employés sceptiques ou qui se croient plus malins que les conseillers d’IBM. Nous devons être certains que tout le monde a bien compris et d’établir un consensus, il nous faut un engagement actif. Nous devons éliminer ceux qui se croient plus intelligents qu’IBM et plus intelligents que le reste du monde. »
Cette métamorphose de Huawei ne signifie pas que l’entreprise avait renoncé à sa spécificité, explique Sébastien Dumoulin. Ainsi, Huawei fournit toujours un petit matelas à ses ingénieurs afin qu’ils puissent faire la sieste sur le coin de leur bureau après le repas de midi. Dans les faits, les cadres feront rarement la sieste et utiliseront plutôt ce matelas pour dormir la nuit dans leur bureau!
En contrepartie, chaque employé est propriétaire d’une fraction variable du capital de l’entreprise selon un système complexe de rétribution au mérite. La culture Huawei est basée sur cette dévotion institutionnelle hors du commun que Ren Zhengfei a su insuffler à ses troupes. Ceux qui ne supportent pas cette mobilisation de tous les instants sont poussés vers la porte ou quittent de leur plein gré – ceux qui restent sont parfois aveuglés par leur désir de réussir à tout prix. Parfois même, trop.
Ainsi, en 2003, Cisco dépose une plainte auprès de la cour de district fédérale du Texas, car un routeur fabriqué par Huawei utilise le même code source que celui fabriqué par l’industriel américain. Sébastien Dumoulin commente ainsi le scandale qui éclate alors : « Il est improbable, pour ne pas dire impossible, que les développeurs de Huawei aient écrit des centaines de lignes de texte avec exactement les mêmes mots, dans le même ordre. Même un bogue dans le logiciel de Cisco se retrouve, identique, chez Huawei. »
Ren Zhengfei envisage toutes les solutions, y compris de vendre Huawei à Motorola… L’affaire échoue et Ren Zhengfei finit par se résoudre de conclure à l’amiable avec Cisco. Combien Huawei a payé demeure un secret bien gardé. Mais les conséquences se font vite sentir chez Huawei. Ren Zhengfei crée un département de la propriété intellectuelle et lance le plus grand programme de R&D jamais entrepris dans l’industrie des télécommunications – 14% des revenus annuels sont aujourd’hui investis dans la R&D.
L’internationalisation de Huawei et sa mise en échec
Transformée en entreprise de haut savoir, Huawei attaque le marché international en commençant par les pays en voie de développement qui sont démarchés avec des produits à bas coûts. Au fur et à mesure que la gamme d’équipement Huawei progresse dans la chaîne de valeur, l’offensive se déplace vers les pays industrialisés. C’est avec des équipements de réseau que Huawei s’impose contre ses concurrents : Ericsson et Nokia – les autres disparaissent en cours de route (Nortel) ou fusionnent (Lucent et Alcatel).
Huawei bénéficie directement de la disparition de ses concurrents. C’est ainsi que le docteur Wen Tong, patron de la recherche sur les réseaux chez Nortel, est embauché par Huawei après la débâcle de l’équipementier canadien. Ce scientifique – véritable pionnier des réseaux mobiles avec plus de 400 brevets à son crédit – devient le grand patron de la recherche sur le sans-fil chez Huawei. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Huawei a rapidement remplacé Nortel comme fournisseur de choix des opérateurs canadiens.
La guerre mondiale des ondes se conclut sur une note pessimiste. Son auteur voit dans la guerre technologique que les États-Unis ont déclaré à Huawei une menace à la paix du monde. La violence de l’attaque américaine contre le champion chinois peut déboucher, au pire sur un affrontement violent entre les deux superpuissances de notre temps, au mieux sur la fin de la mondialisation – deux Internet, deux réseaux 5G, deux systèmes bancaires, etc. « La Chine ne cesse de déclarer publiquement qu’elle ne cherche pas l’affrontement », rappelle Sébastien Dumoulin avant de citer quelques voix apaisantes aux États-Unis. Mais est-ce que cela sera suffisant?
Un texte de Jean-Guy Rens, consultant en technologies de l’information et auteur d’une histoire des télécommunications au Canada (L’empire invisible, PUQ)
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