Carole-Anne Lapierre, agronome et analyste en agriculture et en systèmes alimentaires à Équiterre (Photo: Getty Images)
AGRI-AGRO. L’industrie agricole doit redoubler d’efforts pour travailler à construire un avenir responsable. Plus facile à dire qu’à faire. Les Affaires discute avec celles et ceux qui bâtissent en ce moment même l’agriculture et l’agroalimentaire de demain.
Les agriculteurs québécois pourraient-ils imiter leurs cousins français en colère et, qui sait, bloquer des centres-villes ? Peut-être bien, si l’on se fie au dernier congrès annuel de l’Union des producteurs agricoles, en décembre dernier. L’accueil réservé au ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, André Lamontagne, venu prononcer un discours, a été plus que glacial.
En cause : un découragement généralisé quant à une situation de plus en plus intenable, faute de soutien approprié des pouvoirs publics. « La saison 2023 a été désastreuse pour nombre de producteurs agricoles, explique Carole-Anne Lapierre, agronome et analyste en agriculture et en systèmes alimentaires à Équiterre. Comme en France et en Europe, on sent qu’on approche d’un trop-plein. »
De fait, plusieurs d’entre eux ont pris la rue pour manifester leurs inquiétudes à l’approche du dépôt du budget provincial, le mois dernier, notamment dans la région du Bas-Saint-Laurent. Parmi leurs doléances : le fait de crouler sous une lourde paperasse pour se conformer aux cadres réglementaires et aux autres normes environnementales en vigueur.
Le budget Girard n’a finalement pas calmé la grogne, bien au contraire. « Passer outre les attentes légitimes [du secteur] ne peut qu’engendrer de la déception, et même de la frustration chez celles et ceux qui y verront une indifférence flagrante quant à leurs besoins et préoccupations, a déclaré par voie de communiqué le président général de l’Union des producteurs agricoles, Martin Caron. Les autorités gouvernementales concernées auraient tort de sous-estimer ce mécontentement. »
« La pression réglementaire et administrative est bien réelle. Les heures passées à s’y conformer aggravent la précarité financière dans le secteur », indique Vincent Cloutier, agronome ainsi que directeur principal de la Division de l’agriculture à la Banque Nationale. En 2021, l’agriculture a généré 10,4 % des émissions de gaz à effet de serre de la province, ce qui en fait le troisième secteur au bilan carbone le plus lourd.
Déconnexion avec la population
Ces tensions illustrent aussi le fossé qui se creuse entre les producteurs agricoles et les populations urbaines. Cette déconnexion se vérifie d’ailleurs dans les politiques agroalimentaires, argumente Sylvain Charlebois, professeur à la Faculté de management de l’Université Dalhousie et coauteur d’un article sur le sujet paru récemment dans la revue savante GM Crops & Food.
« Les citadins se sont fait vendre l’idée selon laquelle le glyphosate serait du poison, mais sans en apprécier le rôle quant à l’augmentation des rendements, analyse-t-il. Cela a entraîné des pressions politiques pour en réduire l’utilisation dans la production alimentaire. » L’expert craint qu’un tel scénario se répète avec l’édition génétique, « qui a pourtant le potentiel d’aider le secteur à mieux faire face aux changements climatiques ».
Ces techniques d’édition du génome sont en effet conspuées par des groupes d’intérêt comme Vigilance OGM, car elles « peuvent être imprécises et causer des effets inattendus et imprévisibles ». Même son de cloche du côté de l’organisme Filière biologique du Québec, qui craint qu’elles ne menacent l’ensemble du marché des produits biologiques.
Ces arguments sont non seulement exagérés, mais inconséquents, pense Sylvain Charlebois. « Ils avancent que cela revient à dénaturer l’agriculture et qu’il faudrait plutôt miser sur des façons plus “authentiques” de cultiver les sols, de manière biologique par exemple. Le problème est que [ces régies] sont carrément inefficaces, ce qui pourrait pousser les prix à la hausse. »
Déséquilibre dans la chaîne de valeur
Même si les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance sont sur toutes les lèvres, le portefeuille continue d’exercer une influence prépondérante dans les décisions d’achat des consommateurs. « En théorie, tous sont en faveur du bien-être animal, de la réduction d’intrants chimiques… En pratique, toutefois, se laisser guider par ces contraintes revient à se sortir du marché », nuance Vincent Cloutier.
Cela est d’autant plus vrai dans un contexte inflationniste, synonyme de ralentissement économique, où la pression sur chaque dollar est forte. « [Pour l’industrie alimentaire], il y a un équilibre à trouver entre satisfaire les exigences sans cesse grandissantes des consommateurs et demeurer compétitif, fait-il valoir. Il s’agit de trouver la bonne vitesse de croisière dans cette transition. »
Certains acteurs de la chaîne de valeur semblent toutefois s’en tirer à meilleur compte. C’est entre autres le cas des chaînes d’épicerie canadiennes, qui font état de profits records dans les dernières années. Les bénéfices nets combinés des trois principales chaînes (Loblaw, Sobeys et Metro) en 2023 se sont en effet élevés à près de 4 milliards de dollars, selon certaines estimations.
Pendant ce temps, 14,7 % des familles québécoises déclarent être aux prises avec l’insécurité alimentaire, peu importe sa gravité. Et les producteurs peinent à joindre les deux bouts. « Des mesures comme l’étiquetage nutritionnel des aliments emballés dès 2026 [et l’imposition d’un code de conduite obligatoire pour les épiciers] ont justement pour objectif de rééquilibrer les rapports de force », relève Carole-Anne Lapierre.