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Réactions en chaîne

Diane Bérard|Édition de la mi‑septembre 2019

Réactions en chaîne

« Une chaîne d’approvisionnement durable est conçue pour engendrer un minimum d’impacts environnementaux et sociaux négatifs, ainsi qu’un minimum de pertes physiques et financières. Les pertes physiques qui ne peuvent être éliminées sont valorisées, par l’entreprise ­elle-même ou par une autre organisation », dit Louis Roy, président d’Optel et cofondateur de la supergrappe scale.ai. (Photo: Francis Quirion)

SPÉCIAL ENVIRONNEMENT. Risque de réputation, accès limité aux matières premières, risque environnemental : une chaîne d’approvisionnement est aussi forte que le plus faible de ses maillons. Voici comment bâtir une chaîne résistante et durable.

Le 9 juillet dernier, la société ontarienne Fresh Taste Produce a émis un avis de rappel sur tous ses sacs de chou frisé de marque Eat Smart de 794 grammes, dont la date de péremption était le 17 juillet en raison d’un risque de contamination par la bactérie Listeria monocytogenes. Ces légumes sont vendus aussi bien en Ontario, au Québec, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse, qu’à l’Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve-et-Labrador. On imagine l’ampleur du gaspillage alimentaire. «Des milliers de grammes de chou jetés inutilement», dénonce Louis Roy, président du Groupe Optel, une société de Québec pionnière des chaînes d’approvisionnement durables. Ses solutions permettent aux entreprises de collecter, connecter et utiliser des données granulaires à chaque étape de la chaîne d’approvisionnement, des matières premières jusqu’au consommateur.

«Ce gaspillage aurait pu être évité si chacun de ces choux avait été assorti d’un identifiant unique à la source. Fresh Taste Produce aurait alors procédé à un rappel chirurgical, limitant les dégâts pour son image, pour ses finances et pour la planète», poursuit l’entrepreneur qui a cofondé la supergrappe scale.ai. La numérisation est un des outils qui permet de bâtir une chaîne d’approvisionnement durable. Comment celle-ci fonctionne-t-elle ? En traçant le chemin que vos intrants ont parcouru, de l’extraction jusqu’au consommateur, ainsi que les conditions dans lesquelles ces intrants ont été extraits et transformés. «Une chaîne d’approvisionnement durable est conçue pour engendrer un minimum d’impacts environnementaux et sociaux négatifs, ainsi qu’un minimum de pertes physiques et financières, poursuit M. Roy. Les pertes physiques qui ne peuvent être éliminées sont valorisées, par l’entreprise elle-même ou par une autre organisation.» La circularité fait partie d’une chaîne d’approvisionnement durable. Tout comme l’achat responsable et la numérisation.

Viabilité économique, sociale et environnementale

Une chaîne d’approvisionnement durable combine viabilité économique, sociale et environnementale, précise Jacques Renaud, directeur du Centre d’innovation en logistique et chaîne d’approvisionnement durable (CILCAD) de l’Université Laval.

D’abord, la viabilité économique. La mode des fusions et acquisitions constitue souvent un frein au développement d’une chaîne d’approvisionnement durable, note le directeur du CILCAD. D’une acquisition à l’autre, les organisations se penchent peu sur leur flux de produits. Il en résulte des mouvements interusines inutiles. Sans compter la multiplication de systèmes de collectes de données différents, sans lien entre eux. Tout cela entraîne des pertes logistiques et financières.

Une chaîne d’approvisionnement durable redéfinit la notion de coût. Elle évalue ceux de propriété et non seulement celui d’acquisition. «Il s’agit des coûts d’un produit sur toute la durée de son utilisation, explique Anne-Marie Saulnier, directrice générale de l’Espace québécois de concertation sur les pratiques d’approvisionnement responsable (ECPAR). Ainsi, un produit qui présente une meilleure performance environnementale peut coûter plus cher à l’achat, mais moins cher à l’usage. L’entreprise qui a une chaîne d’approvisionnement durable fait ce calcul au moment d’acheter ses intrants et ses produits d’usage courant. Cela la rend plus viable d’un point de vue économique.»

La viabilité sociale tient au respect du droit du travail (un traitement juste des employés tout au long de la chaîne) et à l’impact sur la collectivité et les parties prenantes. «La viabilité sociale peut aussi s’illustrer par une contribution à l’économie sociale, précise Mme Saulnier de l’ECPAR. Depuis 2013, la Ville de Montréal reconduit l’initiative «L’économie sociale, j’achète !» : 22 grandes entreprises et institutions se sont engagées à réaliser une partie de leurs achats auprès d’entreprises sociales et 60 entreprises sociales ont bénéficié de formation et de maillage. Les entreprises qui souhaitent ajouter des entreprises d’économie sociale à leur chaîne d’approvisionnement peuvent communiquer avec le pôle d’économie sociale de leur région ou visiter la plateforme Akcelos.

La viabilité environnementale, quant à elle, s’incarne par le transport, le bâtiment, les matières premières ou la fin de vie des produits.

Pourquoi investir dans une chaîne d’approvisionnement durable ?

«La chaîne d’approvisionnement est une source importante de risques, répond M. Roy. Construire une chaîne durable réduit son incidence.»

Le premier risque consiste à recevoir des produits qui ne sont pas bons pour la santé, qui sont contrefaits ou de moindre qualité (qui n’ont pas respecté les seuils de température ou les conditions de production pour que le produit soit propre à l’utilisation, par exemple). «Dès qu’il existe une faille dans le système, quelqu’un voudra l’exploiter, poursuit le président d’Optel. Tant qu’une entreprise ne contrôle pas sa chaîne d’approvisionnement, il y aura du monde pour en tirer un profit.»

Depuis 1989, Optel réalise des mandats dans les secteurs pharmaceutique, agroalimentaire, manufacturier et minier. Allons-y d’un exemple tiré du secteur alimentaire, celui du whisky écossais. Grâce à un identifiant unique, les fabricants écossais suivent désormais les mouvements de leurs bouteilles et ils sont alertés lorsque le même code est balayé plus d’une fois. «Cela indique que la bouteille a peut-être été remplie à nouveau, probablement d’un whisky de moins bonne qualité, explique Vanessa Grondin, directrice de la stratégie pour l’industrie des aliments et boissons chez Optel. La numérisation a aussi permis de relever des cas de collusion. Des distributeurs s’entendaient entre eux pour modifier les destinations des bouteilles de whisky pour tirer avantage du taux de change. Chaque bouteille a un identifiant assorti d’une destination. Or, l’identifiant apparaissait dans le mauvais pays.»

Une chaîne d’approvisionnement durable permet d’intervenir rapidement, grâce à une information en temps réel. Mais parfois, le mal est fait. Il faut plutôt regagner la confiance de ses partenaires et des consommateurs. Ce fut le cas pour la laitue ghanéenne. «L’Union européenne avait imposé un embargo sur cet aliment, à la suite d’un problème de contamination, raconte Mme Grondin. Nous avons implanté un système de traçabilité d’envergure nationale. Cette plateforme a démontré la salubrité des laitues et l’UE a levé l’embargo.»

Le second risque est la pénurie de matières premières. Un enjeu qui préoccupe M. Roy. Il y a quelques années, le président d’Optel a pris congé de son entreprise pendant quelques mois pour explorer les tendances sociologiques, démographiques, économiques et politiques. Il a voulu comprendre où allait le monde et comment rendre son entreprise plus pertinente au regard des enjeux contemporains. «La croissance de la classe moyenne et de la population terrestre exerce une pression importante sur les ressources», dit-il. Cette pression se manifeste de trois façons. La ressource qu’une entreprise utilise sera bientôt épuisée. La réglementation en restreindra l’accès. Des guerres commerciales en bloqueront l’achat. «La traçabilité permet de cartographier tous leurs fournisseurs, souligne M. Roy. Ceux de qui vous achetez et ceux de qui ils achètent. Vous avez le vrai portrait de vos risques d’approvisionnement.»

La gestion des risques n’est pas qu’une stratégie défensive. Elle peut devenir offensive. Elle est alors source d’occasion d’affaires. «En Amérique du Sud, on aborde l’enjeu du plastique en favorisant l’utilisation de bouteilles qu’on peut retourner, explique Mme Grondin. Une société brésilienne a fait appel à nos services pour installer un identifiant unique sur ses bouteilles de plastique. Cela facilite la planification de ses inventaires et ses budgets.» L’identifiant indique combien de fois chaque bouteille a été réutilisée et combien de fois celle-ci peut encore l’être de façon sanitaire, avant de devoir être remplacée. Le but étant d’augmenter le nombre de bouteilles réutilisées et de réduire celui des bouteilles recyclées après un seul usage. «C’est plus rentable pour l’entreprise, car elle produit moins de bouteilles ; pour la société, car il y a de moins de frais de collecte, de tri et de recyclage ; et pour la planète, parce qu’il y a moins d’extraction de matières premières», précise l’ingénieure.

Parlons d’une autre gestion de risque qui pourrait devenir une occasion d’affaires : le dossier des travailleurs étrangers dans la chaîne d’approvisionnement du secteur agricole québécois. De nombreux reportages ont dénoncé les conditions de travail de cette main-d’oeuvre temporaire. L’entreprise agricole qui choisirait d’investir pour instaurer une totale transparence et dévoiler, sur son site, sur ses produits ou aux points de vente, son impact social lié à ces travailleurs pourrait marquer des points par rapport à ses homologues. Cela, bien sûr, si elle a des pratiques exemplaires. «Son geste pourrait aussi avoir un effet d’entraînement sur d’autres entreprises agricoles québécoises», avance M. Roy.

Chaîne d’approvisionnement durable et industrie 4.0

Poursuivons sur le thème des occasions d’affaires. Depuis 20 ans, les entreprises ont amélioré leur productivité : lean manufacturing, kaizen (amélioration continue participative ), qualité totale, etc. Que reste-t-il à gagner ? «Les organisations ont atteint leur limite de ce côté, estime le cofondateur de scale.ai. Dans l’industrie 4.0, la clé de la performance consiste à se connecter avec le monde extérieur. On parle beaucoup de virage numérique. Or, 75 % des avantages de la numérisation viendront de l’extérieur des murs de l’entreprise. C’est en se connectant à ses fournisseurs et à ses clients que l’organisation obtiendra l’information qui lui permettra de durer, c’est-à-dire d’adopter des pratiques durables financièrement, socialement et d’un point de vue environnemental.»

Ici, il faut parler du «scope 3». Le «scope» définit le cadre de calcul et de divulgation des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’une organisation. Jusqu’à présent, on s’attendait à ce que les entreprises s’en tiennent au scope 1 (les émissions de GES directement liées à la fabrication du produit) et au scope 2 (les émissions de GES liées aux consommations d’énergie nécessaires à la fabrication du produit). Très bientôt, on ajoutera le scope 3, soit toutes les autres émissions de GES qui ne sont pas liées directement à la fabrication du produit, mais à d’autres étapes du cycle de vie du produit (approvisionnement, transport, utilisation, fin de vie…).

Ainsi, pour fabriquer un produit, il faut des matières premières. L’extraction de ces matières premières, leur transformation et leur transport jusqu’à l’usine de production, émettent des GES. De la même façon, la fin de vie d’un produit ou son recyclage émettent également des GES. «Près de 80 % des GES d’une entreprise sont émis dans le scope 3, révèle M. Roy. Une organisation ne peut pas prétendre à un bilan carbone faible et ignorer son scope 3. Cela fait aussi partie du virage industrie 4.0., auquel contribue la chaîne d’approvisionnement durable.»

Comment l’implanter ?

Imaginons une entreprise québécoise dont les fournisseurs se trouvent en Asie. Optel crée une plateforme infonuagique où se branchent l’acheteur et ses fournisseurs. «Les capacités de stockage plus élevées, les avancées de l’intelligence artificielle (IA) et la démocratisation des téléphones intelligents facilitent cette implantation», souligne M. Renaud, du CILCAD. La technologie est installée dans toutes les usines des fournisseurs asiatiques. Les travailleurs, ou des agents mandatés, inscrivent les données de production. Ils notent aussi le lieu de départ et la destination des produits, ainsi que le mode de transport (pour évaluer l’empreinte carbone). Les travailleurs, ou les agents, sont formés par Optel ou par ses partenaires locaux. La plateforme affiche aussi des données sociales, comme le salaire moyen et la formation donnée aux employés. Des audits sont réalisés auprès des fournisseurs pour s’assurer que la capture d’information est bien faite.

L’information peut être très granulaire. Prenons le cas du cacao. Les données suivent le sac de cacao jusqu’à sa destination. On sait que ce sac est lié à telle famille de producteurs qui utilise tels moyens de production (irrigation, pesticide) et reçoit tel type de rémunération. L’entreprise peut ainsi mesurer les impacts environnementaux et sociaux de chaque sac de cacao qu’elle achète. «L’information peut être utilisée à des fins de qualité, de performance ou d’engagement envers le client», précise le président d’Optel.

Et les PME ? «L’implantation de ces chaînes durables ne sera pas le fruit d’efforts individuels, rappelle Mme Saulnier, de l’ECPAR. Les associations sectorielles doivent s’impliquer pour que tout le niveau de l’industrie soit haussé.» Elle cite le travail du Conseil des industries durables et des avancées des entreprises liées au plastique. «Il faut éviter que se développent deux groupes : les grandes organisations qui ont atteint une maturité numérique et les PME qui n’y auraient pas accès», prévient Mme Grondin, d’Optel.

Gare aux raccourcis

Au moment de bâtir des chaînes d’approvisionnement durable, la tentation du dogmatisme peut être forte. «Le plastique est devenu l’ennemi numéro 1, dit M. Roy. Tous les gouvernements veulent le bannir. Ce sera un désastre ! On n’intervient pas au bon endroit. A-t-on pensé à l’impact sur les chaînes d’approvisionnement et à celui sur la santé des citoyens ? Le plastique est une des belles molécules à notre disposition. Il se recycle à l’infini. Quand les produits sont bien dessinés et que le plastique est recyclé, c’est merveilleux. Ça protège les produits, ça en augmente la durabilité et ça évite la contamination. Il ne faut pas interdire le plastique, il faut investir dans des infrastructures de recyclage et instaurer le tri à la source pour que les recycleurs existants reçoivent une matière utilisable.»

Assainir une chaîne d’approvisionnement ne se fait pas en silo. Prenons le dossier délicat de l’approvisionnement en minéraux au Congo. «Cette industrie repose sur l’économie informelle, explique M. Roy. Une entreprise nord-américaine ne peut pas déclarer du jour au lendemain qu’elle ne traitera plus avec des fournisseurs informels. Une telle décision ne réglera pas le sort des travailleurs qui récoltent ces minéraux. Il faut prendre le temps de comprendre la dynamique locale et de s’allier des ONG pour donner une visibilité et une sécurité à cette main-d’oeuvre informelle. La traçabilité permet de noter leur récolte et de leur payer leur dû. On ne veut pas exclure ces travailleurs, on veut les inclure. C’est plus viable financièrement, socialement et d’un point de vue environnemental.»

Déployer une chaîne d’approvisionnement durable rapporte un triple bénéfice, mais cela exige aussi une réflexion en trois volets et requiert la participation de trois acteurs : le gouvernement, les entreprises et les citoyens. D’ailleurs, Optel devrait lancer sous peu une application qui permettra aux citoyens de contribuer à la construction de ces chaînes durables. Cela devrait donner un élan aux efforts des entreprises.

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50 %

Les ­PME dont le projet de numérisation de la chaîne d’approvisionnement sera retenu par la supergrappe scale.ai verront leurs dépenses remboursées jusqu’à hauteur de 50 %. Scale.ai jouit d’un financement combiné de 260 millions de dollars de ­Québec et d’Ottawa pour accompagner les entreprises des secteurs du commerce de détail, de la fabrication, des transports, des infrastructures et des technologies de l’information et des communications dans l’élaboration de leur chaîne d’approvisionnement intelligente.

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Le paradoxe de la livraison 24 heures

« ­Avant, les entreprises avaient des centres de distribution d’où elles effectuaient des livraisons deux fois par semaine, explique ­Jacques ­Renaud, directeur du ­Centre d’innovation en logistique et chaîne d’approvisionnement durable (CILCAD) de l’Université ­Laval. Aujourd’hui, certaines organisations livrent tous les jours pour satisfaire les consommateurs, pour qui la livraison en 24 heures devient la norme. Si on veut des chaînes d’approvisionnement durable, il faut trouver une solution à cette multiplication des trajets, car la chaîne d’approvisionnement s’étend de la matière première au consommateur. Elle ne peut pas être durable en amont et ne pas l’être en aval. »

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Un baromètre de l’approvisionnement responsable

L’Espace québécois de concertation sur les pratiques d’approvisionnement responsable (ECPAR) prépare la publication de la 3e édition de son ­Baromètre de l’achat responsable. Il sera publié en 2020. Dans la 2e édition, les trois motivations principales des organisations pour l’approvisionnement responsable sont : les valeurs morales de l’organisation (83 %), la conformité aux lois et aux règlements (58 %) et les attentes des clients (48 %). Ces dernières ont effectué une remontée importante (de la 10e à la 3e place) par rapport à la première édition du baromètre.