Rémunération des chefs d’entreprise, un cancer qui se métastase
Jean-Paul Gagné|Édition de janvier 2023La rémunération moyenne de ce groupe de privilégiés représentait 243 fois le salaire moyen des simples travailleurs. (Photo: 123RF)
CHRONIQUE. Avec les options d’achat d’actions dont il a bénéficié, Jack Welch aurait accumulé une fortune sur papier d’environ 1 milliard de dollars dans ses dernières années de président du conseil et chef de la direction de General Electric (GE).
Embauché comme ingénieur en 1960, Welch a gravi tous les échelons au sein de GE, jusqu’au poste de président du conseil et chef de la direction, qu’il a occupé de 1981 à 2001. Il a quitté avec des avantages dignes d’un roi, dont l’utilisation d’un jet d’affaires à des fins personnelles. Son indemnité de départ aurait eu une valeur de 417 millions de dollars américains (M$ US).
Welch était ambitieux et avide d’argent, comme son ami Donald Trump. Très orientée sur des objectifs à long terme et sur le bien-être de ses employés avant que Welch en prenne la direction, GE devint, sous son leadership, une société axée sur des objectifs à court terme et sur le rendement financier. Welch a multiplié les restructurations, les fermetures d’usines (on parle de 100 000 licenciements) et les transactions. Il a même manipulé les résultats financiers pour leur assurer une croissance régulière. Il voulait impressionner les analystes financiers, dont les recommandations étaient importantes pour quiconque détenait des actions de GE et, surtout, des options d’achat. Welch a toujours recherché la rémunération la plus élevée possible et le conseil d’administration, qu’il présidait, lui a donné beaucoup d’options d’achat.
GE a eu beaucoup de succès financier sous la direction de Welch, mais sa vulnérabilité est apparue au grand jour lors des récessions de 2001-2002 et 2008-2009. Quand Welch a quitté, GE avait accumulé une dette monstrueuse, et sa filiale chérie, GE Capital, a été sauvée a de la faillite « in extremis ». Vulnérable à cause des risques qu’elle avait pris, GE a dû vendre beaucoup d’actifs et son action a dégringolé de 85 % en huit ans. Comme quoi, la rémunération élevée d’un chef de la direction n’est pas garante du succès à long terme d’une société.
Dans la biographie qu’il a écrite sur Welch, The Man Who Broke Capitalism. How Jack Welch Gutted the Heartland and Crushed the Soul of Corporate America, le journaliste financier David Gelles explique que tous les hauts dirigeants de GE ont adopté la vision de leur patron sur la priorité du rendement financier et sa fixation sur l’argent. Compte tenu de l’aura de Welch à l’époque, cette vision s’est répandue également dans plusieurs grandes sociétés, d’où le développement chez leurs dirigeants d’une culture d’entreprise très axée sur le rendement financier et l’argent. Cette avidité a inspiré les modèles de rémunération très sophistiqués actuels, qui permettent aux hauts dirigeants des sociétés d’obtenir une part toujours plus grande de leurs profits et de se considérer comme faisant partie d’une caste légitime.
La culture de l’argent
On l’a encore vu avec le récent rapport du Centre canadien de politiques alternatives sur la rémunération des 100 chefs de la direction les mieux payés du Canada.
Ce n’est pas tant leur rémunération moyenne de 14,3 M$ en 2021 qui, malgré son énormité, est l’aspect le plus alarmant de ce relevé. Ce sont plutôt la croissance (+31 % sur 2020) de cette rémunération irrationnelle et surtout l’écart qui se creuse entre celle-ci et le revenu moyen des travailleurs. La rémunération moyenne de ce groupe de privilégiés représentait 243 fois le salaire moyen des simples travailleurs, un sommet depuis le multiple de 227 fois en 2018. C’était 155 fois en 2009 et 104 fois en 1998.
C’est la même tendance aux États-Unis, où sont nées les firmes de consultants qui alimentent ce système, dont la sophistication échapperait même parfois aux administrateurs de ces sociétés. S’ajoutent à cette complexité les relations parfois assez étroites existant entre le chef de la direction et certains administrateurs, ce qui n’est guère rassurant sur le plan de l’indépendance. Font aussi partie de cet écosystème les généreuses indemnités dont bénéficient toujours les hauts dirigeants qui ne font plus l’affaire. Bob Chapek, qui fut chef de la direction de Disney pendant 33 mois, vient de partir avec une indemnité de 23 M$ US. Qui paie pour ces abus ? D’abord, les actionnaires, mais aussi les travailleurs, dont la rémunération (+3 % en 2021) ne suit pas toujours l’inflation (+4,8 %), et la collectivité dans son ensemble, qui subit la montée des inégalités, de la pauvreté, de l’itinérance, de la criminalité.
Le système de rémunération des hauts dirigeants est un cercle vicieux. Établie au nom de la transparence, la divulgation des rémunérations a eu deux effets pervers : 1. créer une sorte de concours des rémunérations chez les hauts dirigeants; 2. amener les administrateurs à vouloir les rendre heureux à tout prix… avec l’argent des actionnaires. Difficile d’imaginer quand se terminera ce cancer.
Deux types d’intervention pourraient freiner cette tendance. D’abord, une fiscalité plus draconienne qui frapperait l’imposition des hauts dirigeants et la déductibilité des rémunérations excessives par les sociétés; puis, des conseils d’administration plus rigoureux et audacieux qui donneraient à ces hauts dirigeants des objectifs visant l’ensemble des parties prenantes de la société et pas seulement la croissance des profits.
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