Les Zoomies ne se voient qu’à travers les plateformes de visioconférence, en faisant abstraction de l’univers entre les réunions, du contact humain et de l’importance capitale de rituels que nous avons créés en société. (Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Les leçons de leadership et d’innovation se dissimulent parfois dans des endroits surprenants. Dans ce billet, je vous amène en Afrique australe, je vous parle du lien entre la géologie et la résilience, des «self-made men» et d’une toute nouvelle espèce: les Zoomies!
Dans notre contexte de passage vers un monde sans COVID, une question servira de fil conducteur: allons-nous nous réadapter à une nouvelle réalité ou allons-nous plutôt choisir de nous transformer, à l’intérieur de cette nouvelle réalité?
Chose sûre, cet important choix de société s’accompagne d’une période de transition.
Pas comme avant
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre français, a popularisé un concept dont on entend beaucoup parler: la résilience.
Contrairement à ce l’on pourrait imaginer, ce terme provient du domaine de la géologie. En effet, les agriculteurs sont les premiers à avoir employé ce mot. Ils qualifiaient alors le sol de «résilient» quand, après une catastrophe, la vie reprenait ses droits. Mais pas comme avant.
Cette précision, ce fameux «pas comme avant», est riche de sens. Parce qu’il ne s’agit pas de retourner à l’état d’origine en espérant l’absence de nouvelles catastrophes, mais plutôt de s’engager dans une transformation de soi, pour mieux affronter les prochains défis.
À ce chapitre, le domaine floral affiche un exemple éloquent. Dans certains climats devenus trop secs et arides, une forte proportion des plantes ayant survécu sont dotées d’épines. Ces dernières ont remplacé les feuilles, réduisant ainsi leur surface et donc les pertes en eau.
Certaines plantes avaient d’autres raisons, tout aussi valables, de développer des épines. Par exemple, pour se protéger de nouveaux prédateurs. Certains animaux ont adapté leurs molaires pour franchir des obstacles. Ce processus de complexification croissante s’inscrit dans une évolution continuelle.
En nous inspirant de la sagesse infinie de mère Nature, saurons-nous faire preuve de résilience au cours des années de transition à l’horizon? Dans quelle mesure les environnements de travail, les styles de gestion et les rapports humains vont-ils se transformer pour reprendre le cours de la vie, mais «pas comme avant»?
Sawubona: le courage de «voir» ses pairs
La tradition zouloue a une manière inspirante et remarquable de saluer son prochain: Sawubona! Ce salut signifie littéralement «je te vois, tu es important pour moi». Cette tradition vise à respecter son prochain, à l’accepter tel qu’il est, avec ses qualités, ses contradictions et même, ses défauts.
La réponse à ce salut est tout aussi sublime: «Shikoba», c’est-à-dire «j’existe donc pour toi». Comme on le voit, cette notion d’exister pour l’autre est primordiale pour les Zoulous. Cette culture maintient la croyance selon laquelle les êtres humains n’existent que si les autres les voient et les acceptent.
Plus que de simples mots, cette philosophie de vie est partagée dans plusieurs cultures indigènes. Le rapport à l’autre et, par extension, à la vie et à la terre, ou la «Pachamama» (littéralement Mère-Terre) comme la culture inca la nommait, est fondamental.
Dans ce nouveau chapitre de l’humanité, dans cette nouvelle société hybride, nous ne verrons plus autant nos collègues en personne. Dans ce contexte, je crois que nous pourrions nous inspirer de cultures comme celle des Zoulous pour apprendre à «voir» nos camarades avec un regard neuf.
Par exemple, avant de leur poser des questions à propos d’un projet, demandez-leur comment se porte tel membre de la famille. Apprenez à offrir de l’aide avant d’en demander. Et, seulement après, discutez boulot. Puisque l’on parle à des humains, agissons de manière un peu plus humaine.
Dis-moi ce que tu célèbres et…
Prêtez attention à ce qu’une culture (ou une organisation) reconnaît et célèbre et vous apprendrez beaucoup sur cette dernière. Notre culture nord-américaine, à forte saveur capitaliste, est encore bien marquée par les héritages de la période industrielle.
Elle célèbre, entre autres, ces «self-made men» partis de rien, ayant bâti leur fortune (supposément) seuls. Croyez-vous vraiment qu’ils ont réussi sans aide? Croyez-vous qu’il s’agisse exclusivement d’hommes («men»)?
Vous avez sûrement remarqué que les médias sociaux perpétuent les mêmes stéréotypes: y pullulent des influenceurs vivant la dolce vita, des personnes ayant des parcours exceptionnels, des surdoués précoces et d’autres publications similaires.
Souvent inspirantes, je me demande si ces célébrations où le rêve remplit notre réservoir émotionnel, poussent au dépassement de soi ou au contraire, à l’inaction, en enchaînant vidéo après vidéo, ayant pour effet de nous décourager in fine.
Nous avons une occasion unique pour rééquilibrer nos aspirations et incarner des idéaux plus authentiques, inclusifs, adaptés à notre époque. Par exemple, dans votre milieu de travail, vous pourriez reconnaître davantage les collègues ayant pris des risques, célébrer les gestionnaires ayant sacrifié une partie de leurs privilèges ou des divisions ayant partagé leur savoir-faire avec la communauté.
Entre les réunions
Bien avant la COVID-19, se lever de sa chaise pour aller voir un collègue à l’autre bout de l’étage ressemblait à une épreuve. Surtout, si le sujet était délicat. Trop souvent, nous basculions vers la facilité: le clavardage ou un courriel.
Nous passions également une grande partie de nos journées à frénétiquement butiner d’une salle à l’autre pour assister à des réunions qui, parfois, avaient tendance à ralentir plutôt qu’à encourager la productivité.
À l’ère du télétravail, ce phénomène empire. D’abord, nous avons trouvé le moyen de caser plus de réunions par jour. De plus, nous avons hautement sous-estimé la complexité de la communication, alors que 93% de nos échanges sont non verbaux.
Auparavant, les leaders naturels étaient capables de lire entre les lignes, d’interpréter le langage corporel des participants et d’alimenter les conversations avec le bon dosage d’intelligence émotionnelle. Aujourd’hui, le coefficient de complexité a grandement augmenté avec la surcharge de communications à l’écran.
À mon avis, cette dynamique virtuelle est propice à l’apparition d’une menace encore plus grande: une équipe ne peut innover ni s’épanouir sans confiance. Et cette confiance ne se développe pas durant les réunions Zoom ou Teams.
Elle se manifeste entre les réunions, en offrant un coup de main à un collègue dans le pétrin, ou quand on ressent le besoin de nous confier à un membre de l’équipe. Ou quand une personne retrousse ses manches et sacrifie son heure de lunch pour nous aider. C’est dans ces petits et grands gestes que se bâtit la confiance.
À l’opposé, un manque flagrant de confiance au sein d’une équipe attire le cynisme, pour parfois aboutir à une certaine paranoïa. Au point de percevoir certaines actions comme autant d’attaques personnelles.
Dans cette période transitoire, alors que la maladie mentale n’a jamais été aussi menaçante, nous devrions redonner la juste place à l’espace-temps entre les réunions. Parfois, le non-dit est aussi important que les mots.
Si les troubles mentaux ont souvent été une sorte de sonde révélant l’état d’âme d’une époque, ne laissons pas la COVID remporter cet autre combat.
Les stigmates de la distanciation
Les maux associés à cette période, comme les douleurs au cou ou la fatigue de l’esprit, ne sont rien en comparaison d’un autre piège: le conditionnement de notre univers relationnel. Rusé, il nous entraîne à adapter puis à paramétrer nos comportements, sans même le réaliser.
Ainsi le manque de contact humain et la pléthore de réunions virtuelles où les échanges tournent essentiellement autour de statuts et de livrables nous conditionnent à confondre le rôle des leaders.
Nous avons désormais l’impression que ce rôle est purement axé sur la réussite des objectifs stratégiques alors que le véritable rôle des leaders est de prendre soin des personnes, qui à leur tour développeront les produits, les services et les stratégies.
De manière caricaturale, j’appelle cette espèce les Zoomies. Ces habitants ne se voient qu’à travers les plateformes de visioconférence, en faisant abstraction de l’univers entre les réunions, du contact humain et de l’importance capitale de rituels que nous avons créés en société. Comme se serrer la main, offrir une chaise, un café, un lunch. Les Zoomies semblent obsédés par l’éternel triumvirat: vitesse, performance, profits.
Malgré son aspect simpliste, cette caricature illustre une tendance incitant à la prudence. Durant ce passage de transition, prenons donc le recul nécessaire pour interroger nos propres hypothèses, sans céder à certaines propensions malsaines de l’esprit.
Vers l’anormalité
Si l’on qualifiait de «normal» notre quotidien d’autrefois, nous devrions maintenant reconsidérer cette notion de normalité et embrasser une dimension plus mature, plus métissée, un peu plus sophistiquée.
Cette nouvelle dimension, que j’appelle un retour à l’anormal, pourrait s’inspirer de mère Nature, une leader authentique, dotée d’un grand sens de l’innovation. L’anormal consisterait aussi à réconcilier le côté pratique du numérique et la recentralisation de la place de l’humain, illustrée dans la sagesse ancestrale de la culture zouloue, qui fait tomber les silos en simplement acceptant l’autre.
Dans ce monde «anormal», la lenteur serait aussi valorisée. Car à cette vitesse, les instants se dilatent et livrent des secrets à celles et ceux qui savent écouter. Saurons-nous, cette fois, écouter?