Des temps difficiles s'annoncent... (Photo: Toimetaja tõlkebüroo/Unsplash)
CHRONIQUE. Donc, nous avons entrepris un déconfinement «graduel» depuis maintenant un mois – petit rappel, cela a débuté au Québec le 15 avril avec les garages, les mines et le paysagement, soit un mois seulement après la «mise sur pause» de l’économie décrétée par François Legault -, et chacun de nous se demande bien ce qui va se passer. La crise économique sera-t-elle aussi courte que la période de confinement? Sera-t-elle plutôt durable? Se pourrait-il même que ce soit là la crise la plus dévastatrice que nous ayons jamais connue?
Impossible à dire, pensez-vous sûrement. Eh bien, permettez-moi de vous détromper à ce sujet, si tel est le cas. Une étude permet de s’en faire une juste idée, je pense. Intitulée «Pandemic recession: L or V-shaped?», elle est signée par deux professeurs d’économie : Guido Menzio, de l’Université de New York (États-Unis), assisté de son étudiante Victoria Gregory; et David Wiczer, de l’Université d’État de New York à Stony Brook (États-Unis). Regardons ça ensemble…
Les trois chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique visant à estimer l’évolution du marché du travail pendant et après une période de confinement découlant d’une pandémie. Autrement dit, un outil économique permettant d’anticiper ce qui va se produire dans les prochains mois concernant l’emploi à l’échelle d’une nation. Un outil suffisamment précis pour pouvoir dire si la récession actuelle – car, oui, nous sommes d’ores et déjà en récession, comme je l’ai indiqué dans une chronique précédente – sera de courte durée (en forme de V, c’est-à-dire une forte chute suivie d’un fort rebond de l’activité économique) ou de longue durée (en forme de L, c’est-à-dire une chute brutale suivie d’une quasi impossibilité de retour à la normale, à court et à moyen termes).
Je ne vais pas entrer dans le détail de ce modèle de calcul. Toutefois, je vais vous en présenter les principales caractéristiques, histoire de vous montrer la pertinence de la démarche…
Le modèle considère que:
– Les travailleurs peuvent passer du statut d’employé à celui de chômeur, et passer d’un employeur à un autre.
– Les chômeurs sont à la recherche d’un emploi. Les travailleurs sont eux aussi actifs sur le marché du travail, en ce sens qu’ils sont ouverts à changer d’employeur si jamais cela peut leur procurer une plus grande productivité.
– Un travailleur connaît le chômage lorsque sa productivité tombe en dessous d’un certain seuil. Idem, si la productivité globale de l’entreprise pour laquelle il travaille tombe en dessous d’un certain seuil (comme cela s’est produit avec la «mise sur pause» de l’économie québécoise).
Une fois le confinement levé, la rapidité de la reprise économique dépend de trois facteurs:
1. la fraction des travailleurs qui, au début du confinement, ont été mis au chômage, mais ont conservé un lien avec leur employeur (ex.: maintien des assurances (santé, dentaire,…) pour ceux mis temporairement à pied);
2. la fraction de travailleurs qui ont perdu tout lien avec leur employeur;
3. la fraction de travailleurs qui, à la fin du confinement, ne sont finalement pas rappelés par leur employeur, mais qui sont en mesure de rebondir professionnellement pour trouver un nouvel emploi durable.
On le voit bien, les deux premiers facteurs dépendent des coûts associés au maintien et à la réactivation d’une relation d’emploi temporairement inactive, de la capacité de l’employeur à survivre au confinement sans revenus ainsi que de la dégradation éventuelle du lien entre le travailleur mis à pied et l’employeur. Quant au troisième facteur, il dépend du degré de résilience des travailleurs mis au chômage.
Selon tous ces paramètres, le modèle peut générer:
– soit une récession en forme de V, dans laquelle le taux de chômage revient rapidement à son niveau de référence une fois que les mesures de confinement sont levées;
– soit une récession en forme de L dans laquelle le taux de chômage prend plusieurs années pour revenir à son niveau d’avant le confinement.
En théorie, une récession en forme de V se produit si:
– les travailleurs mis à pied ont réussi à maintenir un bon lien avec leur employeur;
– les nouveaux chômeurs qui ont perdu tout lien avec leur ancien employeur arrivent rapidement à trouver un nouvel emploi stable.
En revanche, une récession en L se produit si:
– de nombreux travailleurs mis à pied n’arrivent pas à maintenir de lien véritable avec leur ancien employeur;
– ces mêmes travailleurs ne trouvent pas rapidement un nouvel emploi stable.
Force est d’admettre que ce modèle de calcul, aussi simple soit-il, reflète assez fidèlement la situation économique actuelle, n’est-ce pas?
Enfin, les trois chercheurs ont calibré leur modèle sur des données nord-américaines, lesquelles tiennent compte du fait qu’il y a, au fond, trois types distincts de travailleurs:
– À un extrême, il y a des travailleurs «stables», avec une productivité élevée, de courtes périodes de chômage et une forte probabilité de conserver un emploi pendant plus de deux ans.
– À l’autre extrême, il y a des travailleurs «capricieux», avec une faible productivité, de longues périodes de chômage et une faible probabilité de conserver un emploi pendant plus de deux ans.
– Entre les deux, il y a des travailleurs «volages», dont la prévalence varie beaucoup d’une industrie à l’autre, les plus fortes concentrations se trouvant dans les industries les plus durement touchées par le confinement.
Que ressort-il du modèle de calcul ainsi calibré? Essentiellement deux choses:
> Un confinement suivi d’un déconfinement graduel qui s’étale sur une durée de trois mois – ce qui ressemble passablement à ce qui se passe au Québec – est suivi d’une période d’incertitudes de 12 mois. Incertitudes? Cela signifie, selon lMétude, qu’il est impératif que les aides gouvernementales – soutiens additionnels aux chômeurs, aux entreprises en difficulté, etc. – soient maintenues, voire accrues dans certains cas, pendant toute une année afin d’éviter l’effondrement économique de la nation concernée.
> «Nous constatons que la récession actuelle est en forme de L», notent sobrement les trois chercheurs. Ce qui signifie que la crise économique est là pour durer longtemps, très longtemps.
Ce résultat – aussi affligeant soit-il – est pourtant «facile à expliquer», d’après eux:
«Premièrement, même lorsque le coût du maintien et de la réactivation d’une relation de travail suspendue est assez faible – de l’ordre de moins d’un mois de la valeur ajoutée du travailleur – la fraction des travailleurs dont la relation de travail est définitivement rompue est d’environ 35%. Ce qui est cohérent avec les données sur le terrain, qui montrent qu’entre 40% et 50% des travailleurs qui ont été mis au chômage pendant le premier mois de la période de confinement ne s’attendent pas à être réintégrés dans leur emploi précédent.
«Deuxièmement, les travailleurs licenciés de façon permanente sont de manière disproportionnée du type «capricieux», poursuivent-ils. Le temps qui leur est nécessaire pour retrouver un emploi durable peut dès lors se compter… en années.»
Voilà. La récession actuelle promet de frapper fort, très fort même. Certains d’entre nous – employés comme employeurs – risquent fort de ne pas s’en relever, à tout le moins de prendre des années pour nous en remettre. C’est là le prix qu’il va nous falloir payer, individuellement comme collectivement.
Sauf si, peut-être, nous décidions de sortir de la crise autrement que nous y sommes entrés. En profitant de l’occasion pour redémarrer ensemble dans une tout autre direction, avec de toutes nouvelles valeurs, plus humaines, pour ne pas dire plus saines.
Rêve utopique? Hum… Pas sûr. Je pense ici au fait que des idées originales ne cessent d’émerger, çà et là, ces derniers temps. À qui présente une certaine sensibilité aux signaux faibles – révélateurs des tendances lourdes de demain matin – ne peut faire autrement que d’en avoir les antennes qui vibrent…
Un exemple frappant est celui du document de réflexion publié aujourd’hui-même par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), qui présente trois propositions ambitieuses pour extirper le Québec du marasme économique dans lequel il menace de s’enfoncer.
Ces propositions, mûries par Audrey Laurin Lamothe, chercheuse à l’IRIS et professeure à l’Université York, et Mathieu Dufour, économiste et professeur à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), sont les suivantes:
1. Démocratiser les infrastructures financières
«Pour démocratiser notre économie, il faudrait des institutions financières qui seraient elles-mêmes démocratiques. Au Québec, il s’agirait de reprendre en main Desjardins et de retisser le réseau des caisses populaires, puis de créer un second réseau public parallèle afin d’assurer une diversité d’acteurs», dit Mme Laurin-Lamothe. Chacun des réseaux détiendrait des sièges sur le conseil d’administration d’une banque centrale.
2. Gérer collectivement les entreprises
Le but? Réorienter les objectifs vers un développement économique «socialement juste et durable» au lieu de viser «la maximisation des profits».
«Il n’est pas ici question d’éliminer l’entrepreneuriat, mais plutôt d’encadrer les pratiques des entreprises par la communauté», dit M. Dufour. Les grandes entreprises de secteurs stratégiques comme l’industrie pharmaceutique et l’aéronautique seraient nationalisées. Le reste des entreprises de 100 employés ou plus seraient transformées en organismes ou en coopératives à but non lucratif. Pour les entreprises de 99 employés et moins, elles pourraient être socialisées de la même manière, ou bien demeurer la propriété de leur détenteur.
3. Établir une politique nationale du revenu
L’objectif serait d’assurer une couverture des besoins de base pour tous, et de distribuer de façon plus égalitaire les revenus.
Cette politique comprendrait trois volets : «Le gouvernement pourrait instaurer un revenu minimum garanti pour couvrir les besoins de base, explique l’économiste Mathieu Dufour. Il faudrait également faire correspondre le salaire minimum régional à une sortie complète de la pauvreté. Enfin, on devrait établir une rémunération maximale par entreprise, en fonction du salaire moyen versé à l’ensemble des employés.»
Et Audrey Laurin-Lamothe d’expliciter : «On fait face à une crise sanitaire qui entraîne d’ores et déjà une intervention massive de l’État, dit-elle. Or, la situation actuelle offre au gouvernement une occasion en or d’aller un cran plus loin en ce sens, de piloter une sortie de crise qui pourrait être en adéquation parfaite avec les principes de justice sociale et environnementale».
La réflexion est maintenant lancée! Ces trois propositions – radicales, ça va de soi – ont le mérite d’amorcer un débat public sur notre avenir commun. Lequel voulons-nous? Une pâle copie de ce qu’était notre univers socioéconomique d’avant? Une poursuite de nos activités droit dans le mur, en attendant le prochain choc, qu’il soit sanitaire, social, environnemental, ou encore financier? Ou bien un changement, un vrai, un changement tel que nos enfants et nos petits-enfants puissent espérer avoir un avenir devant eux?
Alors? Qu’en pensez-vous? Je dis ça comme ça, mais nous avons là une occasion exceptionnelle de façonner le monde tout autrement. Une occasion peut-être unique…
En passant, le dessinateur argentin Quino a dit dans sa BD humoristique Mafalda : «Il faut changer le monde vite fait, sinon c’est lui qui va nous changer».
*****
Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
Découvrez les précédents billets d’Espressonomie
La page Facebook d’Espressonomie
Et mon dernier livre : 11 choses que Mark Zuckerberg fait autrement