En revanche, il est clair que nous sommes dans une période de croissance faible, sans parler d'un taux de chômage qui grimpe et d'une inflation relativement forte. (Photo: 123RF)
ANALYSE ÉCONOMIQUE. Sommes-nous en stagflation ou ne sommes-nous pas en stagflation, telle est la question qui divise les quatre économistes que nous avons interviewés à propos des difficultés de l’économie canadienne.
Commençons par définir l’expression stagflation. C’est en fait un mot-valise formé des expressions «stagnation» et «inflation», qui a fait son apparition dans les années 1970.
À l’époque, après le premier choc pétrolier en 1973, la forte croissance économique de l’après-guerre (1945 à 1974) cède la place à une récession. Elle est suivie par une croissance économique lente, une hausse du chômage et un taux d’inflation supérieur à 10% par année.
C’est donc ce trio qui forme la stagflation.
La stagflation –un phénomène plutôt rare– inquiète habituellement les économistes, car cette combinaison des trois facteurs est très difficile à gérer. Souvent, en tentant de corriger l’un d’eux, on en exacerbe un autre.
Aux États-Unis, ces derniers mois, plusieurs organisations ont affirmé que l’économie américaine fait face à un risque de stagflation, dont la firme d’analyse du risque politique Eurasia Group et la firme S&P Global Market Intelligence.
Dans une tribune publiée dans le Washington Post en mars 2022, Laurence H. Summers, l’ex-secrétaire américain au Trésor, a affirmé que la politique monétaire de la Réserve fédérale conduirait probablement à de la stagflation et, à terme, à une récession majeure aux États-Unis.
Les économistes sont divisés
Donnons des chiffres clés pour bien camper le débat chez nous. Ces données proviennent de Statistique Canada.
Au premier et deuxième trimestre de 2023, le produit intérieur brut (PIB) canadien a progressé respectivement de 0,6% et de 0%.
En octobre, le taux de chômage au pays s’est établi à 5,7%, en hausse de 0,2%.
Quant au taux d’inflation, il a progressé de 3,8% dans l’ensemble du Canada en septembre comparativement à septembre 2022. Il est toutefois en baisse par rapport à la hausse de 4% enregistrée en août.
Pascal Bédard, professeur d’économie à HEC Montréal, estime qu’il y a un risque pour le Canada de se retrouver en stagflation, mais nous n’y sommes pas encore.
«En somme, si la fixation des prix et des salaires ne se normalise pas d’ici 12 mois à des niveaux prépandémique [environ 2%], l’inflation pourrait en effet « coller » obstinément un peu en haut de 3%, avec une croissance nulle, donc une stagflation», explique-t-il
Hendrix Vachon, économiste principal au Mouvement Desjardins, estime pour sa part qu’on exagère le risque de stagflation aux États-Unis et, du reste, au Canada.
«On peut parler de stagflation technique ou légère», admet-il, en précisant toutefois que la situation actuelle n’a rien à avoir avec celle qui prévalait dans les années 1970 et 1980.
Certes, le Canada est en stagnation économique (et non pas stagflation), fait-il remarquer.
Dans les années 1970, le chômage au pays a atteint un sommet de 8,4% en 1978, puis de 12% en 1983, dans la décennie suivante, selon Statistique Canada.
«Si on avait un taux de chômage de 8 à 10%, là, on pourrait parler de stagflation», insiste Hendrix Vachon.
À contre-courant, Stéfane Marion, stratège et économiste en chef à la Banque Nationale, affirme que nous sommes déjà bel et bien en situation de stagflation.
La croissance stagne depuis deux trimestres, le taux de chômage au Canada est en hausse et l’inflation est supérieure à 3%, fait-il remarquer.
Quand l’inflation dépassait 10% au Canada
Dans les années 1970, au Canada, l’inflation a atteint un pic de 11% en 1974 (un pic a aussi enregistré la même année aux États-Unis, à 13,16%), selon les bases de données du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l’OCDE.
En revanche, le taux record de l’après-guerre a été atteint en 1981 au Canada, avec une inflation à 12,47%. Aux États-Unis, c’est arrivé en 1980, avec une inflation de 12,91%.
Selon Stéfane Marion, le comportement des taux d’intérêt à long terme et des taux à court terme est un indice que nous nous installons dans la stagflation au Canada.
Actuellement, les taux à long terme progressent plus vite que les taux à court terme.
«Cela signifie que le marché anticipe une inflation persistante», souligne l’économiste.
Selon lui, l’immigration élevée au Canada (en 2022, le pays a accueilli environ un million de personnes, si l’on tient compte des travailleurs temporaires et des étudiants) exerce une pression à la hausse sur l’inflation, via le marché immobilier.
Puisque l’offre d’habitations n’arrive pas à répondre à la demande, les prix de location tirent vers le haut l’indice global des prix à la consommation – en septembre de 3,8%, alors que la portion logement s’élève quant à elle à 6%.
Mario Fortin, professeur d’économie à l’Université de Sherbrooke, estime qu’il y a un risque de stagflation au Canada si on ne laisse pas faire la Banque du Canada pour contrôler l’inflation. Il s’inquiète des politiciens, tant au niveau fédéral que provincial, qui demandent à l’institution de cesser d’augmenter les taux d’intérêt.
«On s’en ira en stagflation si la Banque du Canada ne combat pas l’inflation», assure-t-il.
La transition fera monter les taux d’intérêt
Il voit aussi un risque du côté de la croissance potentielle du PIB canadien, qui sera moins forte qu’auparavant au cours de la prochaine décennie, notamment en raison de la transition énergétique.
Puisque cette transition est très intensive en capital, cette demande exercera une pression à la hausse sur les taux d’intérêt, ce qui freinera l’économie.
Risque de stagflation, stagflation technique, stagflation, difficile de savoir qui a totalement raison.
En revanche, il est clair que nous sommes dans une période de croissance faible, sans parler d’un taux de chômage qui grimpe et d’une inflation relativement forte.
Et cette situation devrait nous interpeler.