« Je ne connais pas encore de machine capable d’évaluer les motivations sincères et l’arrimage culturel d’un individu ou de réfléchir à des débouchés de compétences transférables », assure Éric Mallette, président de La Tête Chercheuse. (Photo: Amy Hirschi / Unsplash)
CHASSEURS DE TÊTE. «Tout le monde commence à craindre de se faire « ubériser ». C’est l’idée qu’on se réveille soudainement en découvrant que son activité historique a disparu…». Peut-on imaginer la profession de chasseur de têtes se faire «ubériser» par l’intelligence artificielle (IA), pour reprendre l’expression du publicitaire Maurice Lévy, employée lors d’une entrevue au Financial Times il y a quelques années ?
À entendre les experts du secteur, une telle crainte n’est pas justifiée. Du moins pas totalement. «Pour être schématique, le métier de chasseur de têtes compte trois grandes étapes : trouver des profils, évaluer les candidatures et convaincre les candidats, énumère Didier Dubois, cofondateur et stratège en solutions RH numériques chez HRM Groupe. La première étape, souvent effectuée par des recherchistes, est la plus susceptible d’être remplacée par l’IA. Pour la deuxième, la technologie peut l’assister, mais il y aura toujours une nécessité de rencontre pour évaluer les aptitudes humaines et l’affinité avec une organisation. La troisième nécessite vraiment un humain pour la réaliser.»
Des qualités d’empathie et d’influence
Une vision synthétique confirmée par les principaux intéressés. «Je ne connais pas encore de machine capable d’évaluer les motivations sincères et l’arrimage culturel d’un individu ou de réfléchir à des débouchés de compétences transférables», assure Éric Mallette, président de La Tête Chercheuse. «Nous sommes des artisans ; l’aspect émotionnel reste très important, enchaîne Jean-François Boudreault, associé chez Raymond Chabot Grant Thornton (RCGT). Il y a des choses qui se vivent en entrevue et qui ne se décrivent pas sur papier. C’est là que notre rôle prend tout son sens.»
«On est des ambassadeurs de nos clients. Il faut savoir charmer et convaincre dans ce métier ; 75 % des personnes qu’on place n’avaient même pas pensé à changer d’emploi», poursuit sa conseur, Louise Martel, associée chez RCGT. «On veut croire que derrière chaque employé se cache un chercheur passif», sourit François Lefebvre, CRHA et président du cabinet de chasseurs de têtes Lefebvre & Fortier.
«Les chasseurs de têtes sont des chirurgiens du recrutement, résume Jean-Baptiste Audrerie, chef de pratique, Transformation et Technologies RH chez Horizon RH : la haute personnalisation de leur démarche est leur valeur distinctive.»
L’IA : de grands avantages…
Cette dimension n’empêche pas certaines firmes de s’équiper d’outils d’IA malgré tout, à l’image de la firme de Repentigny, Recrutement Intégral, dont l’intégration de la plateforme TargetRecruit de Salesforce s’est terminée fin mars. «Cela nous permet de gagner en efficacité pour passer davantage de temps soit dans la recherche, soit dans l’engagement des communications avec les candidats», témoigne son président, Stéphane Dignard.
Chez RCGT, l’outil d’IA, développé à l’interne après six mois de travail, est en place depuis l’année dernière. «L’objectif est de pouvoir faire la préanalyse des CV de façon automatisée, au-delà de la simple recherche par mots-clés, pour remplacer les tâches humaines à faible valeur ajoutée», explique Éric Nguyen, directeur principal et responsable de la pratique d’intelligence artificielle et d’analytique avancée. «On qualifie et on sélectionne mieux les candidats avec cet outil», témoigne Mme Martel. Les prochains développements vont même permettre de détecter les personnes qui sont sur le point de rechercher un nouvel emploi ou de mieux évaluer les rémunérations sur le marché.
… mais aussi des limites
Cependant, une telle technologie n’est pas sans inconvénient. «Un des dangers, c’est d’utiliser l’IA, soit des formules mathématiques parfois invérifiables, car elles font partie de la recette commerciale des entreprises, sans jugement», avertit M. Dubois. Amazon a par exemple dû se résoudre l’année passée à désactiver son IA de recrutement, car elle reproduisait des préjugés sexistes, voire racistes. «Des préjugés, il y en a chez les humains aussi. Avec l’IA, il est justement plus facile de les contrôler, car on peut exclure volontairement les variables de genre, d’âge ou d’industrie par exemple», nuance M. Nguyen.
Autre limite potentielle : l’absence d’analyse des angles morts du Web. «Certaines personnes sont délibérément invisibles en ligne pour des questions de protection de la vie privée… mais cela n’en fait pas de moins bons candidats», pense M. Dubois. «Ma crainte, c’est que la machine ne se fie qu’à ce que les candidats ont bien voulu présenter. Ces derniers ne vont pas forcément afficher ouvertement ce qu’ils rêvent de faire, notamment afin de préserver leur emploi actuel», ajoute M. Mallette, dont la spécialité est justement la réalisation d’entrevues exploratoires.
Au final, la valeur ajoutée du chasseur de têtes, à l’avenir, va de plus en plus se situer dans la compréhension des besoins de l’entreprise cliente, de ceux des candidats… et de l’adéquation entre les deux. «Le rôle de conseil en amont auprès de son client, pour lui ouvrir les horizons et lui présenter une vaste cartographie du marché, est primordial», assure M. Dubois. «La profession va se raffiner», conclut Mme Martel.