(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Si on se fiait aux prédictions d’un certain Thomas Edison, effectuée en 1911, et du magazine Popular Mechanics dans les années 1960, vous devriez en ce moment lire ce billet dans une maison en acier. Après avoir passé trois heures au boulot, vous seriez ensuite reconduit à la maison en empruntant d’énormes tubes pneumatiques. On le constate: même les meilleurs sont incapables de faire des prédictions à très long terme.
Et si vous prêtez attention à l’avenir, particulièrement celui du travail, vous verrez qu’il comporte souvent des traits communs. En témoignent les manchettes: «Les nouvelles tendances en IA pour les cinq prochaines années»; «Les robots pourront remplacer jusqu’à 800 millions d’emplois d’ici 2030». Or, cette manière de prédire l’avenir paraît terne et monochrome et manque prodigieusement de métissage. Surtout, elle augure un futur désincarné, où l’humain est peu valorisé.
À mon avis, le futur du travail, ce n’est pas l’intelligence artificielle, la robotique ou l’automatisation. J’anticipe un futur doté d’une profonde humanisation. À ce chapitre, je propose trois conseils (lire raccourcis pratiques) pour les leaders de la prochaine décennie.
Le nouveau récit
L’histoire proposée aux jeunes entrant dans le monde du travail ne les interpelle plus. Ce récit va comme suit: «Tu vas devoir t’adapter à nos processus, même s’ils sont pénibles. On l’a toujours fait comme ça, de toute manière. Tu vas faire ce que ton patron te demande, même si ça ne fait aucun sens. Ne ‘challenge’ pas, ça nous déstabilise. Respecte les horaires à la lettre. On ne te fait pas confiance pour le travail à distance. Environnement? Cocréation? Mais de quoi tu parles? Ah oui, j’oubliais: advenant une période instable, on pourrait te sacrifier. En passant, bienvenue chez nous!»
Pourtant, les histoires constituent le combustible le plus mobilisateur pour les êtres humains. Avant d’apprendre à lire et à écrire, nous connaissons déjà des dizaines de contes. Pour l’auteur George Marshall, les histoires ont une fonction cognitive fondamentale: elles sont le moyen par lequel le cerveau émotionnel donne du sens aux informations accueillies par le cerveau rationnel. Et de toute évidence, le cerveau émotionnel de nos jeunes a, avec raison, de la difficulté à trouver du sens, une fois en entreprise.
Conseil 1
Créez et partagez les expériences issues de votre organisation
Toutes les entreprises ont des missions et des valeurs inspirantes qui, en définitive, sont surtout des récits symboliques, peu stratégiques. Prenons le cas d’une personne arrivant sur le marché du travail par la porte de votre organisation. Quelle expérience aimeriez-vous lui faire vivre? Partez de la réponse pour bâtir des expériences significatives et porteuses. Pas l’inverse.
À cet égard, je vous invite à prêter une attention particulière aux mots employés dans votre récit. Communiquez de manière simple, en considérant que chaque mot trouve écho dans l’inconscient. Des mots comme «gestionnaire» ou «management» n’inspirent personne.
Ils ne font que rassurer la génération M&C (Manage&Control), un univers où l’on gère des choses, alors que dans la réalité, on gagne à coacher, inspirer et guider. Le leader du 21e siècle facilite le passage de «choses» aux «êtres».
L’art de la «beautification»
Aux funérailles de la poétesse Anna Akhmatova, Joseph Brodsky, lauréat du Nobel de littérature, prononça ces mots: «Tu as parlé pour ceux qui ne parlent pas, pour les choses qui sont sans langage. Tu as parlé de la vie à partir de ton cœur. C’est grâce à toi que l’on a entendu des choses que les gens raisonnables ne nous permettaient plus d’entendre».
C’est attristant de constater que notre travail est bondé de personnes raisonnables, dénuées de la moindre poésie. Ne soyons donc pas étonnés de retrouver des gens qui se tuent à la tâche («burn out») ou s’ennuient à mourir («bore out»).
Le mot «beautification» est la contraction du mot «beauty» (beauté) et du suffixe «fication», du latin «ficare», qui signifie produire. Cette «beautification», même lorsqu’elle ne semble pas nécessaire a priori, restaure l’émerveillement, réintroduit la grâce et l’élégance dans ce que nous créons. J’insiste sur le verbe réintroduire, car fut une époque où toute grande réalisation rimait avec beauté.
Pourtant, notre société a remis les clés du langage à des spécialistes de l’optimisation, à des économistes tristes et à des journalistes dont les mauvaises nouvelles grugent l’esprit. Comme le signale l’auteur Christian Bobin, la poésie est un langage de cœur à cœur.
Ainsi, je pense que la prochaine décennie devrait voir naître de nouveaux métiers croisés: poètes d’entreprises, illustrateurs corporatifs et sculpteurs UX (expérience utilisateur).
Le fondateur d’Apple, Steve Jobs, incarne cette «beautification». Au lancement de l’ordinateur Macintosh, il fait retarder de plusieurs mois la sortie du modèle, renvoyant ses ingénieurs à leur planche à dessin pour que chaque circuit électronique soit aligné de manière élégante. «Mais personne ne va le voir!», proteste un ingénieur devant Jobs, qui lui répond: «Je veux que ce soit aussi beau que possible, même à l’intérieur du boîtier. Un charpentier va bien travailler son bois, même lorsqu’il est derrière le cabinet et pourtant personne ne le verra».
Une fois les circuits retravaillés, il fait alors graver les signatures de ses ingénieurs sur le boîtier. «Les vrais artistes signent leurs œuvres», explique-t-il.
Conseil 2
Ne développez pas des produits ou des services. Créez des œuvres qui auront un impact et cultivez la «beautification»
Un leader du 21e siècle comprend donc l’importance de rechercher le noble et le transcendant dans ses réalisations. Si d’autres travaillent sur l’obsolescence programmée ou coupent les coins ronds, le leader travaille sur cette beauté, extérieure aux manuels, aux spécifications, aux règles ou aux normes.
Au-delà du visible
Vers 1665, Isaac Newton, à peine dans sa vingtaine, est déjà un génie notoire. Il est le premier à comprendre que la lumière blanche est composée de différentes couleurs. Il fait alors passer la lumière du soleil à travers un prisme pour réaliser qu’elle se décompose en sept gammes: rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet.
Un siècle plus tard, l’astronome William Herschel se demande si chacune des sept couleurs pourrait avoir sa propre température. Il conçoit alors une expérience où il dispose un thermomètre devant chaque couleur à la sortie du prisme, puis ajoute un huitième thermomètre, à gauche de l’expérience, donc à côté du rouge.
Ce dernier aurait dû simplement mesurer la température de la pièce à des fins de comparaison. Mais surprise, dès le début de l’expérience, ce huitième thermomètre s’enclenche et la température monte en flèche! Il conclut alors que «quelque chose doit provenir du prisme, quelque chose que mes yeux ne peuvent voir». Il venait de découvrir les rayons infrarouges.
Plus tard, quelqu’un a mis du papier photographique de l’autre côté du spectre, après la couleur violette. Le papier est devenu carbonisé. Vous devinez la suite, ce fut la découverte des rayons ultraviolets. Ainsi, plus on regarde au-delà du visible, plus on élargit nos horizons. Pensons à d’autres retombées: rayons X, ondes radio, micro-ondes.
J’y vois un parallèle avec le monde du travail. Nous sommes souvent limités par le même prisme de base: collaboration, autonomie, créativité, leadership. Or, ils ne suffisent plus face aux immenses défis à venir. Dans cette nouvelle décennie, les leaders devront élargir et mettre en valeur le spectre complet: intuition, empathie, conscience émotionnelle, entrepreneuriat, pensée écosystémique, harmonie avec l’environnement, etc.
Conseil 3
Utilisez le spectre complet de vos sens et développez un esprit scientifique
Alors qu’un gestionnaire du 20e siècle détecte un manque de collaboration dans une équipe, l’intuition d’un leader du 21e siècle l’amène à voir une situation toxique. Dès lors, son humanisme l’aide à solutionner le problème, avec courage et respect. Alors qu’un gestionnaire du 20e siècle se contente d’implanter des pilotes, le leader du 21e siècle pose les bonnes questions, en expérimentant sur le terrain.
Le futur, c’est maintenant
De manière réaliste et pragmatique, on peut affirmer que la décennie 2020 sera charnière. Avec son lot de défis pour notre planète et notre civilisation. Nous verrons probablement des changements de paradigmes, comme le virage du «Made in China» vers le «Created in China». Les baby-boomers auront tous franchi les 65 ans et nous assisterons à divers records, allant des températures enregistrées jusqu’à l’ «infobésité» morbide, régurgitée par notre cerveau, comme un disque dur saturé.
Si nous avons connu à la fin du 20e siècle ce faux dilemme entre faire des profits et devenir un acteur socialement responsable, cette frontière deviendra de plus en plus perméable. L’innovation d’impact servira de courroie de transmission entre les deux, rééquilibrant les demandes des actionnaires et les attentes des parties prenantes. Nous verrons les organisations à but social adopter des approches plus «business» et les grandes organisations devenir plus sociales. Ces enjeux sociétaux se complexifiant, le triumvirat gouvernement-privé-social sera une avenue privilégiée.
Et nous, leaders des organisations, nous devrons continuer de naviguer dans l’incertitude. Nos organisations verront leur taux de cholestérol corporatif diminuer et certaines artères se feront déboucher sans détour par cette nouvelle génération de leaders arrivés dans le marché du travail. La culture d’entreprise sera mieux comprise, passant d’un concept flou à un atout tangible et stratégique.
Cette évolution viendra de ces nouveaux leaders qui sauront manœuvrer aux bons carrefours: ceux où convergent l’art et la technologie, l’efficacité et la beauté, l’excellence opérationnelle et le récit d’expérience.
La bonne nouvelle, c’est que cette décennie, déjà amorcée, s’accompagne d’une formidable opportunité de construire un avenir plus humain. Un monde entrepreneurial où le monochrome fait place à la couleur. Ou les erreurs deviennent des apprentissages. Ou une certaine poésie réactive l’immobilisme. Un futur acidulé, salé, sucré, pimenté. Comme la vie.