L'économiste Kemal Kilicdaroglu est le rival de Recep Tayyip Erdogan dans cette élection. Chef du Parti républicain du peuple (CHP), il est également le candidat de tous les partis d’opposition. (Photo: Burak Kara Stringer Getty Images)
ZOOM SUR LE MONDE. L’élection présidentielle du 14 mai est cruciale pour l’avenir de la Turquie. Elle déterminera si ce pays musulman de 85 millions d’habitants continuera de s’enfoncer dans l’autoritarisme ou s’il redeviendra un État de droit et une démocratie libérale. Et, par conséquent, un marché plus intéressant pour les entreprises étrangères.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan tentera de se faire réélire, alors qu’il est au pouvoir depuis 20 ans, si l’on tient compte qu’il a été premier ministre de mars 2003 à août 2014.
Erdogan dirige le Parti de la justice et du développement (AKP), conservateur et religieux. Sa politique est de plus en plus autoritaire, surtout depuis la tentative de coup d’État en 2016, fomentée par une frange de l’armée, gardienne historique de la laïcité.
Celui qui l’affronte le 14 mai est Kemal Kilicdaroglu, chef de file du Parti républicain du peuple (CHP). Pour cette élection, cet économiste est aussi le candidat de tous les partis d’opposition, car ils souhaitent tous maximiser la probabilité de battre Erdogan.
Cette formation sociale-démocrate et laïque est la principale opposition à l’AKP depuis 2003.
Kilicdaroglu veut relancer l’économie turque et réaffirmer le caractère laïque de la république, alors que l’AKP cherche à l’islamiser depuis des années.
De récents sondages montrent que les deux candidats seraient nez à nez dans les intentions de vote, laissant entrevoir une possible alternance du pouvoir, rapporte la chaîne Euronews.
26e partenaire du Canada
Cette élection est cruciale, car la Turquie est un acteur important dans le monde. En 2021, c’était la 19e économie mondiale, selon le Fonds monétaire international (FMI) — le Canada arrivait au 9e rang.
En 2022, les échanges de marchandises entre le Canada et la Turquie se sont élevés à 4,5 milliards de dollars (G$), selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Nous avons toutefois un important déficit commercial de 1,9 G$ avec ce pays. En 2020, l’année d’analyse la plus récente, la Turquie était le 26e partenaire commercial du Canada.
Au chapitre politique, la Turquie — un pays sunnite, l’un des deux courants majeurs de l’Islam, avec le chiisme — est un pays influent au Moyen-Orient, en plus d’être un membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Dans le conflit en Ukraine, la Turquie refuse d’appliquer des sanctions économiques contre la Russie, mais elle a fourni des drones de combats à l’armée ukrainienne.
Crise économique
L’élection du 14 mai survient dans une conjoncture très difficile en Turquie, souligne à Les Affaires Sami Aoun, professeur émérite à l’Université de Sherbrooke et directeur de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques à l’Université du Québec à Montréal.
«Il y a une crise économique et une dégradation des conditions socioéconomiques», affirme ce spécialiste.
Selon les données gouvernementales, le taux de l’inflation s’établit a plus de 51%, soit l’un des niveaux les plus élevés du monde, rapporte le Wall Street Journal. Des économistes indépendants parlent toutefois d’une inflation qui pourrait atteindre 112%.
La croissance économique ralentit également. En 2022, le PIB turc a progressé de 5,6%, mais sa progression devrait descendre à 2,7% cette année, selon le FMI. L’organisation table toutefois sur une remontée à 3,6% en 2024.
Aux yeux de Sami Aoun, le terrible tremblement de terre en février, qui a fait plus de 40 000 morts en Turquie, aggrave aussi la situation.
Erdogan a été vivement critiqué pour sa gestion de cette crise humanitaire, sans parler du non-respect des règles d’urbanisme — en raison de la corruption —, qui a fait en sorte que des bâtiments étaient moins résistants aux chocs.
Le président turc affronte donc plusieurs vents de face, une situation qui pourrait même l’inciter à s’accrocher au pouvoir, estime Sami Aoun. «C’est une possibilité si les résultats électoraux sont serrés, avec par exemple un écart de 0,5%», dit-il.
Pour les entreprises
Sa victoire — qu’elle soit légitime ou frauduleuse — aurait un effet négatif sur l’économie turque et sur les entreprises étrangères, selon Emre Peker, un spécialiste de la Turquie au bureau londonien de la firme américaine en risque politique Eurasia Group.
«Erdogan est susceptible d’accentuer grandement ses politiques économiques peu orthodoxes s’il remporte un autre mandat», souligne-t-il en entrevue à Les Affaires.
À ses yeux, une telle situation risque d’exacerber les déséquilibres économiques de la Turquie, «alors que le président fait pression sur la banque centrale pour qu’elle maintienne des taux d’intérêt bas malgré une inflation élevée».
Actuellement, le taux directeur s’établit à 8,5%. Or, pour réduire l’inflation dans une économie, ce taux doit surpasser l’inflation, selon la littérature économique. C’est le cas au Canada, où le taux directeur s’élève à 4,5% pour une inflation de 4,3%, en mars.
En revanche, une victoire de Kilicdaroglu marquerait un moment décisif dans l’histoire du pays, même si renverser les politiques économiques de l’AKP «s’avérait probablement une tâche ardue», fait remarquer Emre Peker.
Le spécialiste estime que Kilicdaroglu inaugurerait des réformes favorables au marché, en plus d’établir l’autonomie de la banque centrale et de la réglementation. Il rendrait aussi plus transparente la gestion économique de la Turquie.
«Par conséquent, il y aurait des opportunités pour les investisseurs et les entreprises étrangères», affirme-t-il.
La prudence doit quand même être de mise dans un pays où les risques économiques, politiques, commerciaux et financiers demeurent élevés, selon une analyse de l’assureur allemand Allianz Trade.