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CHRONIQUE. Après la «mise sur pause» de l’économie, l’heure est à la relance. François Legault et son gouvernement ont décidé de donner un coup d’accélérateur à 202 projets d’infrastructure, lesquels permettront à nombre de Québécois de retrouver du travail sans tarder. Par souci d’efficacité, ces projets pourraient bénéficier, en vertu du projet de loi 61, de mesures «exceptionnelles», comme la possibilité pour une entreprise de jouir de délais «écourtés» pour les évaluations environnementales (d’un an, ils passeraient à trois mois), ou encore de procédures d’expropriation «allégées». L’idée est, selon Christian Dubé, le président du Conseil du trésor, de mettre en place des processus «moins bureaucratiques».
Parfait, me direz-vous, voilà enfin un gouvernement qui retrousse ses manches et qui va fièrement de l’avant ! Le hic, c’est que si l’intention est bonne, le plan de match, lui, ne l’est pas. Pas du tout, même. Pis, il risque fort de mener le Québec droit dans le mur. Explication.
Karl Polanyi est un économiste hongrois qui a notamment analysé la «mise sur pause» de l’économie consécutive à la Première Guerre mondiale et à la pandémie de grippe espagnole de 1918-1919, puis la relance qui a suivi. Il a relevé que les gouvernements européens avaient alors misé sur un libéralisme débridé : le commerce international a repris de plus belle ; les entrepreneurs ont été incités à rivaliser d’intrépidité ; les salariés ont été encouragés à redoubler d’ardeur, etc. Résultat ? Une inflation galopante, un bond des inégalités socioéconomiques ainsi que l’abandon de l’étalon-or.
Une crise structurelle est survenue, suivie d’une crise politique. Dans les années 1920, l’État-nation libéral a été bousculé par l’émergence du fascisme, en particulier en Italie et en Allemagne. Devant la montée des inégalités et l’absence de réaction adaptée par les gouvernements en place, des figures politiques liberticides ont gagné en puissance : «La solution fasciste a été une réponse à l’impasse atteinte par le capitalisme libéral, sous la forme d’une refonte de l’économie de marché réalisée au détriment de la démocratie», résume Karl Polanyi.
Autrement dit, le libéralisme a «désencastré» – le terme est de l’économiste hongrois – l’économie du politique, en donnant les coudées franches aux entreprises. Et le fascisme l’a violemment «réencastrée», en rendant les entreprises dépendantes du bon vouloir politique.
Or, qu’envisage le projet de loi 61 ? Un étrange populisme, à mi-chemin entre les deux extrêmes des années 1920. D’une part, les entreprises sont appelées à rivaliser d’audace, sans frein aucun (ex. : contrats publics donnés sans appel d’offres [articles 3 et 50], possibilité de construire des infrastructures dans des zones protégées [art. 15 et 26], etc.). D’autre part, les règles démocratiques sont mises en veilleuse (ex. : tout décret ne sera étudié qu’une heure avant son entrée en vigueur [art. 4], carte blanche au gouvernement pour modifier toute loi ou règlement [art. 36], etc.).
«Réencastrer autrement»
Bref, François Legault et son gouvernement veulent les pleins pouvoirs, ou presque, pour permettre aux entreprises d’agir comme bon leur semble. Ils veulent réaliser ce vieux rêve des boomers de jouir sans entrave. C’est exactement comme ça qu’on va droit à la catastrophe.
Mariana Mazzucato est une économiste italo-américaine qui a saisi que pour effectuer aujourd’hui une relance judicieuse, il fallait oser «réencastrer autrement». Comme elle le préconise depuis une décennie, après avoir découvert que les véritables progrès technologiques provenaient non pas tant de géniaux inventeurs, mais plutôt de géniales orientations étatiques. C’est parce que J. F. Kennedy a voulu amener un Américain sur la Lune que sont nées quelque 1 800 inventions comme la nourriture lyophilisée, les pneus à ressorts et les commandes de vol numériques des avions…
À la demande de l’Union européenne, elle a récemment rédigé un rapport sur les conditions à réunir pour lancer un nouveau projet de société digne de la conquête de la Lune. Elle en a analysé trois potentiels : nettoyer les océans du plastique ; rendre carboneutres 100 villes d’ici 2030 ; réduire de moitié le taux de démence. Elle a aussi mis au jour le fait qu’un tel projet devait être à la fois audacieux et inspirant, ambitieux et risqué, clairement défini et délimité, multidisciplinaire et multisectoriel, ainsi que propice à l’expérimentation ouverte, sans mainmise de l’État. «L’État se doit de renouer avec son rôle de catalyseur de l’innovation, souligne-t-elle. Il doit faire preuve d’un leadership bienveillant.»
Alors, tout miser sur les infrastructures ? De surcroît en bridant la démocratie ? L’erreur est monumentale, à la lumière des économistes Polanyi et Mazzucato. Mieux vaudrait, de toute évidence, un projet à la Green New Deal, qui viserait ni plus ni moins à sauver les prochaines générations tout en boostant l’innovation et l’emploi. Et ce, sans nuire à la démocratie, bien au contraire. Est-ce que je me trompe ?