CHRONIQUE. Notre-Dame de Paris a été ravagée par les flammes. Une pluie de promesses de dons dépassant le milliard d’euros s’est aussitôt mise à tomber de toutes parts afin d’en assurer la reconstruction. Ce qui a permis d’éteindre la douleur de tous ceux qui ont ressenti, ce lundi-là, les braises brûler dans leur coeur et leurs tripes.
Mais voilà, sur les médias sociaux, nombre de gens se sont offusqués : «Quoi ? ! Un milliard pour une église (sic) ? Bravo les champions de la laïcité !», «Est-ce juste moi ? Je ne ressens rien pour ce tas de pierres qui brûle : la spiritualité, elle doit être en nous, pas dans une vieille bâtisse», «Avec un milliard, moi, je nourrirais ceux que je connais et qui ont faim, pis je construirais des hôpitaux modernes pour mes proches. Priorité aux vraies priorités !», ai-je notamment vu passer.
Ça m’a sauté aux yeux : tous ces commentaires étaient, en vérité, révélateurs des ravages de l’individualisme. Oui, de cet individualisme forcené et outrancier qui caractérise nos sociétés occidentales depuis des décennies. Qui teinte chacune de nos pensées par un omniprésent «Moi, Moi, Moi» au détriment du «Nous, Nous, Nous». Qui nous fait perdre de vue la collectivité dans laquelle nous évoluons. Qui occulte le «patrimoine d’une valeur universelle exceptionnelle – historique, architectural, spirituel et littéraire» qu’est Notre-Dame, selon Audrey Azoulay, directrice générale de l’Unesco.
Ainsi, quelqu’un d’athée ne voit pas pourquoi on rebâtirait une cathédrale, quelqu’un d’obnubilé par sa quête personnelle de spiritualité ne voit pas pourquoi on reconstruirait un lieu de culte ouvert à tous et quelqu’un d’angoissé par son quotidien ne voit pas pourquoi on se donnerait collectivement d’autres priorités que les siennes. C’est aussi bête que ça.
Comment renouer tous ensemble avec le «Nous» ? Comment faire comprendre à chacun d’entre nous que ce qui frappe ailleurs nous frappe de plein fouet ? Que, vous comme moi, nous sommes un simple noeud au sein de gigantesques réseaux de connexions, et qu’un choc qui se produit en un lieu donné – un tsunami, une guerre, une crise financière, l’incendie d’une cathédrale… – a des répercussions jusqu’à notre petite personne ?
OK, je vais vous l’expliquer le plus simplement possible, et ce, à l’aide de… la théorie du virus.
Kjell Arne Røvik est professeur de comportement organisationnel à l’Université de Tromsø, en Norvège. Il s’est longtemps intéressé à la diffusion des innovations managériales au sein des organisations, et en est arrivé à la conclusion, en 2011, que les idées neuves s’y propageaient comme les virus.
Imaginez qu’un directeur des ressources humaines (DRH) découvre les bienfaits d’être debout à son bureau, au lieu d’être assis toute la journée. Il va l’essayer sur lui-même, puis, convaincu, va en faire part à la haute direction, laquelle va donner son aval pour que cette innovation soit adoptée par tout le monde. On le voit bien, l’idée vient d’un point du réseau de connexion (le DRH), puis va dans une plaque tournante de connexions (la haute direction), pour ensuite contaminer l’ensemble du groupe.
Imaginez maintenant que le DRH ait la grippe. Si, par malheur, il passe du temps avec des gens qui côtoient beaucoup de monde dans une même journée, c’est toute l’entreprise qui risque d’être grippée dans les prochains jours.
Les travaux de M. Røvik – corroborés par ceux d’autres chercheurs norvégiens, dont Søren Obed Madsen, Dag Øivind Madsen, Kåre Slåtten et Daniel Johanson – montrent que le parallèle est rigoureusement parfait. D’ailleurs, nous avons tous déjà noté, par exemple, que certains sont plus résistants que d’autres (au changement, à la maladie…), ou encore que certains sont plus isolés au travail que d’autres, ce qui freine la propagation d’une innovation comme d’un virus.
La théorie du virus se vérifie-t-elle à d’autres échelles qu’à celle de l’organisation ? Oui. Des études en attestent, comme celle des économistes Cinzia Di Novi et Anna Marenzi, qui montre que le tabagisme se propage entre les gens et même entre les générations comme un virus, ou encore comme celle des biologistes Petter Forsberg et Kristofer Severinsson, qui révèle que la corruption se propage dans un pays exactement comme le fait un virus.
Autrement dit, nous vivons tous dans de vastes réseaux de connexions, et il est aujourd’hui vital de le réaliser, mieux, d’en tirer parti. Il nous faut cultiver ce que j’appelle notre «connexité», le principe selon lequel les êtres humains n’évoluent sainement que s’ils nouent des liens fructueux entre eux. Et, donc, arrêter de nous regarder notre petit nombril pour non seulement considérer la globalité de notre réseau de connexions, mais aussi y grandir de manière harmonieuse – non plus au détriment d’autrui, mais au profit de tous.
Ne pas saisir que le jour où une merveille de l’humanité comme Notre-Dame brûle est un jour malheureux, c’est faire preuve d’une faible connexité. C’est le signe d’un nombrilisme exacerbé, et par suite de l’urgence de passer du «Moi» au «Nous». Car notre épanouissement passe nécessairement par une ouverture maximale à notre réseau de connexions, et donc à tout événement plus grand que nature – positif comme négatif – qui s’y produit. CQFD.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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