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Vive les Tanguy!

L'économie en version corsée|Édition d'août 2019

CHRONIQUE. Je roulais cet été sur de petites routes de Croatie aux paysages à couper le souffle, riches en villages rustiques nichés sur les hauteurs et en vallons bucoliques ayant servi de décor à la télésérie Game of Thrones. Et j’ai fini par noter quelque chose de curieux : impossible de faire cent mètres sans voir une pancarte «Apartmant». Il y avait des condos à louer absolument partout, y compris dans les bourgs les plus reculés.

L’explication ? Le tourisme représente aujourd’hui 20 % du produit intérieur brut (PIB) de la Croatie, selon les données d’Eurostat. Chaque Croate entend bien tirer profit de cette manne, le moyen le plus aisé étant de louer une partie de son domicile aux visiteurs de passage. «Durant la belle saison, nous nous privons de notre chez-nous pour les touristes. Nous leur laissons les belles pièces, tandis que nous nous installons ailleurs. Car c’est clairement une source de revenus non négligeable», m’a dit Sanja, l’une de mes logeuses (c’est au moment de régler ma note que j’ai découvert qu’elle s’entassait avec sa petite famille dans un sous-sol sans fenêtre pendant que j’occupais, insouciant, leur logement).

Autrement dit, la pénurie de logements – causée en partie par le tourisme – oblige les Croates à cohabiter, la plupart des foyers hébergeant trois générations sous le même toit. Résultat ? C’est en Croatie que le «phénomène Tanguy» frappe le plus fort en Europe : en général, les garçons quittent le foyer familial à l’âge canonique de 32 ans, et les filles, de 30 ans, d’après Eurostat.

L’enfer au quotidien, me direz-vous ! Et pourtant, je peux vous garantir que je n’ai croisé que des Croates heureux de vivre, pour qui la vie de famille est ce qui compte le plus au monde. Ce qui m’a amené à m’interroger sur notre phobie généralisée des Tanguy : et si vivre longtemps avec ses enfants présentait des avantages insoupçonnés ?

Pour m’en faire une juste idée, j’ai regardé ce qui poussait vraiment les jeunes Croates à demeurer ainsi chez papa et maman. Outre la pénurie de logements, c’est le chômage. Le tiers d’entre eux n’ont pas de travail : le taux de chômage des moins de 25 ans est de 24 %. Et le halo du chômage – soit l’ensemble des personnes qui veulent bien travailler, mais qui ne sont pas prêtes à accepter le premier emploi qui leur est offert ou qui ne sont pas en recherche active d’un emploi – est l’un des plus élevés en Europe pour les jeunes, à hauteur de 7,7 %, toujours d’après Eurostat.

Bref, faute de ressources, ils ne peuvent pas voler de leurs propres ailes. Du moins, c’est ce qui saute aux yeux au premier regard. L’explication est, en vérité, plus subtile que ça…

Le pullulement des Tanguy en Croatie découle du fait que, lorsqu’on est un jeune adulte au chômage, la meilleure stratégie pour s’en sortir consiste à… vivre chez ses parents. Car cela permet d’apprendre à mieux gérer ses finances, puis de mieux rebondir :

> Les chercheurs Michael J. Bentley et Vicki L. Bogan ont mis au jour le fait que les 15 % de milléniaux américains dans cette situation se montrent plus économes et contractent moins de dettes que les autres.

> Dans le cadre d’une étude de la Banque de réserve fédérale de Cleveland, les économistes Patrick Coate, Pawel Krolikowski et Mike Zabek ont découvert que les parents sont alors d’un précieux secours : ils font notamment souvent jouer avec efficacité leur réseau de contacts pour aider leur enfant à décrocher un emploi, ce que ne font que rarement ceux dont la progéniture vit sous un autre toit que le leur.

Un exemple frappant est celui des chaussures Miret. Domagoj et Hrvoje sont deux frères dans la trentaine qui ont vu l’usine de leur père Joa Boljar – 100 employés, 100 000 paires de chaussures par an fabriquées et vendues sous la marque Mr. Joseph, des exportations jusqu’en Scandinavie – péricliter au début des années 2010. Les chaussures croates, fabriquées à la main en cuir véritable, ne parvenaient plus à concurrencer celles à bas prix en provenance de Chine. Le père a accusé le coup, et est décédé en 2015.

Les deux frères ont grandi dans l’usine et ils ont toujours vécu à proximité. Ils ne pouvaient pas se permettre de tout laisser tomber, même s’ils n’avaient pas terminé leurs études. Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont innové en s’appuyant sur les fondations de l’entreprise paternelle. Ils ont relancé la production, mais avec un tout nouveau produit hors du commun : des chaussures 100 % biodégradables ! Les Miret ne sont en effet composées que de produits naturels (chanvre, hévéa, lin, kénaf, laine bio et toile de jute recyclée) qui se décomposent d’eux-mêmes en l’espace de trois ans.

L’idée est aussi simple que géniale : comme nous jetons à présent de toute façon nos chaussures au bout d’une poignée d’années, autant que ce soit elles qui nous lâchent avant que nous nous en lassions. Les acheteurs se sont récemment arrachés les toutes premières paires de Miret mises en vente dans la ville de Split. De toute évidence, le futur leur tend les bras.

Comme quoi le phénomène Tanguy – majeur à Montréal, où 33 % des 20-34 ans vivent chez leurs parents selon Statistique Canada – n’a pas que du mauvais, loin de là. Il peut au contraire permettre aux jeunes de filer droit vers de tout nouveaux horizons… lorsqu’ils prennent finalement leur envol.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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