Logo - Les Affaires
Logo - Les Affaires
  • Accueil
  • |
  • Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde?
François Normand

Zoom sur le Québec

François Normand

Analyse de la rédaction

Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde?

Zoom sur le Québec|Publié le 18 septembre 2020

Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde?

La Californie étouffe en raison des feux de forêt, à commencer par San Francisco (Photo: Getty Images)

ANALYSE ÉCONOMIQUE – La crise de la COVID-19 nous a fait perdre de vue une menace bien plus grande pour notre avenir et celui de nos enfants: la crise écologique mondiale qui, contrairement à la pandémie, ne prendra pas fin grâce à un vaccin, mais plutôt en décarbonant rapidement et radicalement l’économie. Et si nous échouons, nous nous préparons un avenir difficile dans lequel les catastrophes naturelles seront de plus en plus nombreuses et intenses, avec des coûts socio-économiques énormes.

Tout le monde ou presque a vu ces images saisissantes de la Californie —et maintenant de l’Oregon et de l’État de Washington, sur la côte ouest— qui étouffe en raison des feux de forêt, à commencer par San Francisco, sans parler de ce ciel ocre en plein jour. On dirait une scène tirée tout droit du film Blade Runner 2049 du cinéaste québécois Denis Villeneuve.

Certes, la Californie pâtit chaque année de feux de forêt, diront certains.

Par contre, pour la communauté scientifique mondiale, les acres de terre brûlée et les cieux remplis de cendres dans l’Ouest américain «sont le résultat tragique, mais prévisible, de l’accélération du changement climatique», souligne le New York Times.

En 2018, les scientifiques du gouvernement fédéral avaient d’ailleurs conclu que les émissions de gaz à effet de serre (GES) provenant de la combustion de combustibles fossiles pourraient tripler la fréquence des incendies graves dans les États de l’Ouest.

Eh bien, nous commençons tranquillement à entrer dans cette nouvelle réalité.

Pour autant, il n’est pas encore trop tard pour renverser cette tendance, disent les scientifiques. Mais à la condition sine qua non de réduire drastiquement et rapidement nos émissions de de GES d’ici 2030.

C’est la science qui le dit.

Tout comme les études empiriques démontrent qu’il faut arrêter d’opposer bêtement prospérité économique et lutte aux changements climatiques. Car, plus les entreprises adoptent les principes du développement durable, plus elles sont rentables, efficaces et résilientes face aux crises comme à l’heure actuelle.

 

Québec doit en faire beaucoup plus et vite

Commençons d’abord par la réduction des GES—je reviendrai plus bas sur la rentabilité des entreprises.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) affirme que l’humanité doit réduire ses émissions de 45% d’ici 2030 pour espérer limiter à moins de 2 degrés Celsius le réchauffement de la Terre par rapport au début de l’ère industrielle —la planète s’est déjà réchauffée d’environ 1 degré.

C’est aussi la cible que doivent se fixer les pays et les États sous-nationaux comme le Québec.

Or, comme bien des gouvernements dans le monde, la cible du gouvernement du Québec est insuffisante actuellement. Le Plan d’action 2013-2020 sur les changements climatiques —que nous aurons de la difficulté à respecter— prévoit une réduction de 37,5% des GES d’ici 2030 par rapport à 1990.

Mauvaise nouvelle: en janvier, le rapport l’État de l’énergie au Québec en 2020, publié par la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, soulignait que les réductions d’émissions du Québec avoisinaient seulement les 10%.

Malgré ce retard et l’urgence climatique, le prochain plan vert du gouvernement de François Legault (2020-2030) maintient cette cible de 37,5%, rapporte La Presse ce vendredi, qui a pris connaissance de ce plan qui se décline en deux documents, le Plan pour une économie verte (PEV) et le Plan de mise en œuvre (PMO).

Ce reportage confirme donc les informations qui circulaient depuis quelque temps à l’effet que Québec ne comptait pas bonifier sa cible pour l’horizon 2020-2030.

Deux spécialistes dans la lutte aux changements climatiques interviewés par Les Affaires affirment que cette cible est insuffisante et que le Québec doit faire beaucoup mieux.

 

Le temps des demi-mesures est fini

Pierre-Olivier Pineau, professeur spécialisé en énergie à HEC Montréal et co-auteur du l’État de l’énergie au Québec, propose plusieurs mesures «sérieuses», voire drastiques, pour que le Québec puisse au moins respecter une réduction de GES de 37,5% d’ici 2030.

1.Imposer un moratoire sur l’étalement urbain: il faut désormais construire de nouvelles habitations uniquement sur les terres destinées à cette fin, tout en misant sur la densification.

2.Taxer les gros véhicules: comme la quantité de véhicules en circulation et leur taille continuent d’augmenter au Québec, le gouvernement doit miser sur la fiscalité pour renverser cette tendance en augmentant les frais d’immatriculation pour les citoyens qui continuent d’acheter de gros véhicules énergivores.

 

La quantité de véhicules en circulation et leur taille continuent d’augmenter au Québec (source photo: Getty Images)

 

3.Augmenter la taxe sur le carbone: à 30$ la tonne, la taxe canadienne est nettement insuffisante. Pierre-Olivier Pineau estime qu’il faudrait au moins la faire grimper à terme à 200$ la tonne (soit environ 50 cents le litre d’essence) pour qu’elle réduise la consommation de pétrole. «Nous pouvons le faire, puisque les Européens paient déjà ce type de taxe», dit-il.

4.Transporter les marchandises par train sur les longues distances: de 1990 à 2018, le transport par camion au Québec a augmenté de 144%, selon Pierre Olivier Pineau. C’est pourquoi il propose que le transport de marchandises par camion se fasse à terme uniquement sur les petites et les moyennes distances. On laisserait ainsi au train le transport sur les longues distances, là où le réseau ferroviaire le permet. Il donne l’exemple de la Suisse, où les transporteurs routiers n’ont pas le droit de traverser le pays d’un bout à l’autre: les camions et leur remorque sont embarqués sur un train pour traverser le pays.

5.Réduire massivement la consommation d’énergie dans les bâtiments: le Québec doit mettre la barre très haute comme l’Allemagne. La première économie d’Europe s’est fixé l’objectif de réduire de 80% la consommation d’énergie dans ses bâtiments d’ici 2050. Pour y arriver, le pays mise sur des programmes de rénovation et d’amélioration de l’efficacité de l’enveloppe thermique des édifices.

 

Comment respecter l’Accord de Paris

Le Québec pourrait aussi faire mieux en matière de lutte aux changements climatiques en s’inspirant des travaux du G15+, un collectif qui regroupe les leaders économiques, syndicaux, sociaux et environnementaux du Québec, et ce, du Conseil du patronat du Québec à la Fondation David Suzuki en passant par Fondaction CSN.

Dans un rapport publié le 14 septembre, ce collectif propose 29 recommandations concrètes au gouvernement du Québec pour réduire les GES de la province tout en permettant de relancer l’économie affectée par la pandémie de la Covid-19.

Leur mémoire propose notamment d’accélérer les investissements dans les infrastructures de mobilité durable (en misant sur l’électrification des transports), de soutenir l’intermodalité du transport de marchandises, ainsi que d’accroître les achats de produits et de services québécois.

«Si le gouvernement appliquait toutes nos recommandations, cela permettrait d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris de 2015 sur le climat», affirme François Delorme, économiste et chargé de cours en économie de l’environnement à l’école de gestion de l’Université de Sherbrooke, qui est membre du G15+ et du GIEC.

Aux termes de cet accord, le Canada s’est engagé à réduire ses émissions de GES de 30 % sous les niveaux de 2005 d’ici 2030.

Selon François Delorme, la proposition la plus structurante du G15+ est de mettre le Fonds des générations à contribution pour accélérer les investissements dans la lutte aux changements climatiques, d’autant plus que la fenêtre d’opportunité pour tenter de corriger la situation n’est que de 10 ans.

Actuellement, l’argent disponible dans le Fonds s’élève 8,3 milliards de dollars, selon le ministère des Finances. Pour l’exercice 2025-2026, les sommes accumulées dans le Fonds devraient atteindre 30,3 G$, pour ensuite grimper à 100 G$ à la fin de l’exercice 2035-2036, selon les projections de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

François Delorme affirme que le fonds pourrait notamment servir à soutenir massivement les entreprises dans leur transition énergétique, un processus qui nécessitera des investissements importants qui affecteront à court terme leurs liquidités, surtout durant la crise actuelle.

 

Les entreprises durables sont plus rentables

Or, ces investissements sont non seulement souhaitables pour l’environnement, mais aussi pour la santé financière des entreprises, montrent les travaux de Bob Willard, un ancien dirigeant d’IBM et expert réputé sur l’impact du développement durable sur la rentabilité des organisations.

Vous avez bien lu: pour la santé financière des entreprises et, de facto, pour le dynamisme de l’ensemble de l’économie. 

Voilà pourquoi il faut arrêter d’écouter les économistes et les politiciens qui prétendent qu’une relance verte en temps de pandémie peut miner la reprise économique.

Bien au contraire: elle peut l’accélérer.

Bob Willard a démontré que les entreprises qui inscrivent les règles du développement durable dans leur ADN augmentent à terme leur rentabilité de manière substantielle: de 51% dans le cas des PME et de 81% dans le cas des grandes entreprises.

Ainsi, ses travaux montrent que si une entreprise typique utilisait les meilleures pratiques de durabilité, elle pourrait:

 

  • Augmenter ses revenus d’au moins 9%
  • Réduire ses dépenses énergétiques d’au moins 75%
  • Diminuer ses dépenses de gestion des déchets d’au moins 10%
  • Réduire ses dépenses en matériaux et en eau d’au moins 10%
  • Hausser la productivité des employés d’au moins 2%
  • Diminuer ses dépenses d’embauche et d’attrition d’au moins 25%
  • Réduire ses risques stratégiques et opérationnels

 

C’est devenu un cliché de dire que nous sommes à la croisée des chemins en matière de lutte aux changements climatiques.

Pourtant, il faut le répéter, parce que c’est vrai.

Il nous reste 10 ans pour limiter le réchauffement de la planète à moins de 2 degrés Celsius.

La crise de la COVID-19 ébranle toutes les sociétés dans le monde, et elle loin d’être terminée. Mais comme dirait l’ancien premier ministre britannique Winston Churchill, il ne faut jamais «gaspiller» une crise.

Aussi, profitons du niveau de mobilisation aux quatre coins de la planète à l’heure actuelle en raison de la pandémie afin de relancer l’économie tout en prenant (enfin) le virage nécessaire pour éviter une dégradation de notre environnement.

Car nous ne voulons surtout pas que notre avenir ressemble un jour au quotidien des Californiens actuellement.