L'entrepreneur Étienne Crevier se bat tous les jours pour travailler plus ou moins normalement. Depuis son enfance, le ...
L’entrepreneur Étienne Crevier se bat tous les jours pour travailler plus ou moins normalement. Depuis son enfance, le fondateur de la firme de tests génétiques BiogeniQ, aujourd’hui propriété de Biron Groupe Santé, souffre d’un trouble déficitaire de l’attention (TDA) et d’anxiété, avec des épisodes dépressifs.
«Ce n’est pas facile, c’est un combat de tous les jours d’être un entrepreneur avec un trouble neurologique dans une grande entreprise», confie le directeur de BiogeniQ et directeur du développement corporatif chez Biron, dans une rare entrevue où il accepte de parler publiquement de sa santé mentale.
Ce généticien a eu son diagnostic à 16 ans, un souvenir encore douloureux pour l’homme d’affaires qui en a aujourd’hui 31. «Ce n’est pas facile de se faire dire à cet âge que tu as un déficit, que tu es troublé.»
Au fil des ans, il a toutefois fait mentir tous ceux et celles qui pensaient que son état hypothéquerait son avenir. Il a non seulement fondé BiogeniQ en 2013 (qui offre des conseils basés sur l’ADN des individus, notamment ceux qui souffrent d’un TDAH), mais il a aussi récolté plusieurs prix prestigieux, dont celui de la start-up la plus innovante du Canada accordé par le Spin Master Innovation Fund.
En raison de son trouble, M. Crevier a de la difficulté à se concentrer sur une seule chose à la fois. «J’ai une pensée en arborescence. Je ne focalise pas sur un seul sujet, mais sur plusieurs en même temps», explique l’entrepreneur. Dans une assemblée ou en réunion, il a ainsi des idées et voit des occasions d’affaires que les autres n’ont pas ou ne voient pas. Une situation qui peut du reste représenter un avantage dans le monde des affaires, confie M. Crevier. «Cela peut être génial quand tu es un entrepreneur et que tu acceptes que tu es un entrepreneur. Pour se rendre là, cependant, ça prend des années de thérapie.»
De plus, sa condition fait en sorte qu’il laisse rarement les gens de son entourage indifférents : soit il les bouscule bien involontairement par ses interventions, soit il les séduit avec sa pensée créatrice. Aussi, se faire accepter tel qu’il est un enjeu primordial.
Martin Enault est un autre entrepreneur qui a bien réussi en affaires, bien qu’il vive lui aussi avec l’anxiété et des dépressions chroniques.
«Je souffre de up and downs, en plus de souffrir de crises de panique récurrentes depuis que je suis un enfant», raconte le chef des opérations chez Felix & Paul Studios, une entreprise montréalaise spécialisée dans le divertissement immersif.
Depuis une douzaine d’années, cet ancien dirigeant de la conférence d’affaires C2 Montréal parle publiquement de ses problèmes et donne des conférences sur la santé mentale.
Cet entrepreneur, qui a lancé sa première entreprise à 16 ans, a toutefois mis des années à comprendre le mal qui le rongeait de l’intérieur, alors qu’il avait une vie en montagnes russes, tantôt très productive et active, tantôt sombre, dépressive et inactive.
«Je me suis honnêtement brûlé à plusieurs reprises et j’ai fait des burnouts, car je ne comprenais pas ma propre santé mentale», confie l’homme de 36 ans.
C’est notamment grâce à l’organisme Revivre, qui aide les personnes souffrant de problème de santé mentale et qu’il préside désormais, qu’il a réussi à mieux contrôler ses problèmes et à déceler les signes avant-coureurs d’une crise. «Si je me sens dépressif, je sais maintenant quoi faire et ne pas faire.»
Aujourd’hui, M. Enault estime être en contrôle, même s’il demeure fragile. Il y a quelques mois, il a eu des pensées suicidaires pendant une journée. Au lieu de s’écrouler, il a tout de suite tenté de comprendre ce qui n’allait pas. «Je me suis dit : il y a quelque chose que je n’ai pas géré dernièrement. Ça m’a forcé à entrer en mode introspection et à comprendre pourquoi j’en étais arrivé là», explique-t-il.
Un entrepreneur sur deux est touché
M. Crevier et M. Enault sont loin d’être des cas isolés, bien au contraire.
Presque la moitié des entrepreneurs canadiens souffrent d’un problème de santé mentale, révèlent de récentes études. Ainsi, 46 % des entrepreneurs canadiens estiment que des enjeux de santé mentale nuisent à leur capacité de travailler, se sentent fatigués mentalement ou démoralisés au moins une fois par semaine. Trois sur cinq (62 %) se sentent déprimés au moins une fois par semaine, selon l’étude «Y arriver seuls. La santé mentale et le bien-être des entrepreneurs au Canada» de la Banque de Développement du Canada (BDC), publiée en juin.
Cette étude a été effectuée par l’Association canadienne de la santé mentale grâce à un sondage pancanadien auprès de 476 entrepreneurs, en plus de réaliser 20 entrevues individuelles de chefs d’entreprises aux quatre coins du pays. Elle met en lumière d’autres faits troublants. On y apprend entre autres que les personnes les plus à risque sont les femmes, les entrepreneurs qui viennent de lancer leur entreprise, de même que les propriétaires de PME de moins de 10 employés et ceux dont les revenus sont moins élevés.
Or ces entrepreneurs souffrant d’enjeux liés à la santé mentale sont à la tête de PME qui sont elles-mêmes à la base de l’économie canadienne. En décembre 2017, le Canada comptait 1,2 million d’entreprises qui employaient 12 millions de personnes. De ce nombre, 97,9 % étaient de petites entreprises et seulement 1,9 % étaient de moyennes entreprises.
«Si un entrepreneur sur deux affirme qu’un enjeu de santé mentale nuit à sa capacité de travailler, cela constitue un frein à la croissance économique», affirme Annie Marsolais, chef de la direction marketing à la BDC.
L’étude du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec (RJCCQ), «Une face cachée de l’entrepreneuriat au Québec : la détresse psychologique chez les entrepreneurs», publiée en janvier 2018, brosse un portrait tout aussi alarmant de la santé mentale de ceux et celles qui se lancent en affaires.
Parmi les répondants, 71,5 % étaient en détresse psychologique, «une proportion considérable», peut-on lire dans le document. En outre, plus du tiers souffraient de symptômes liés à la dépression.
Pour réaliser cette étude, le RJCCQ a fait enquête auprès de 300 entrepreneurs québécois, et ce, à l’aide d’un questionnaire conçu par Angelo Soares, spécialiste en santé mentale à l’Université du Québec à Montréal. Le PDG de l’organisation, Maximilien Roy, estime que la situation est très préoccupante. «Le comportement des entrepreneurs et leur santé mentale peuvent mettre fin à une entreprise ou à une carrière», insiste-t-il.
Il faut en parler et ne pas s’isoler
Cela dit, aider les entrepreneurs qui souffrent de problèmes de santé mentale n’est pas nécessairement facile, disent les spécialistes et les entrepreneurs concernés.
D’abord, parce que la plupart des hommes ou des femmes d’affaires touchés par ce problème hésitent à en parler à leur entourage, à leurs employés ou à leurs partenaires d’affaires.
Dans une société de performance comme la nôtre, la maladie mentale est encore un sujet tabou, surtout chez les entrepreneurs. Ils craignent d’être stigmatisés et perçus comme étant faibles dans une société qui en a fait des superhéros.
«On a un peu romancé le fait qu’ils sont passionnés, des pionniers, souligne Mme Marsolais. Tout ça est vrai, mais ça laisse peu de place pour discuter de leurs vulnérabilités, leurs difficultés et du fait qu’ils portent le poids du monde sur leurs épaules.»
Aussi, briser le cercle de la honte est une étape importante pour aider les entrepreneurs qui souffrent, insiste M. Enault, en précisant que les mentalités changent tranquillement, mais sûrement.
Il ne compte plus les occasions où des entrepreneurs viennent le voir, après l’une de ses conférences sur la santé mentale, pour le remercier et lui parler de leur situation personnelle, voire de celle d’un proche, d’un enfant. «Juste de comprendre qu’on souffre de ce problème, ça aide à s’ouvrir aux autres», affirme M. Enault.
Il admet qu’il était difficile, auparavant, pour les entrepreneurs, de parler ouvertement de leur santé mentale. Le risque de se faire rejeter, d’être marginalisé, voire de perdre des clients ou des partenaires était réel. En revanche, aujourd’hui, les choses ont bien changé, confie l’entrepreneur qui a vécu ce type de situations dans le passé. «Ça fait des années qu’une personne a pris ses distances après que je lui ai parlé de ma santé mentale. Ça ne m’arrive plus, et j’en parle constamment. En fait, c’est plus positif que négatif d’en parler de nos jours», assure l’entrepreneur. Parler de santé mentale lui a même permis d’élargir son réseau d’affaires.
Même si M. Crevier commence à peine parler publiquement de sa situation, il croit quant à lui que les entrepreneurs qui souffrent d’un problème de santé mentale doivent au moins en parler à leur entourage, incluant celui au travail. «Il ne faut surtout pas s’isoler», lâche-t-il. Selon lui, les entrepreneurs doivent également apprendre à mieux connaître leurs forces et leurs faiblesses, et ce, afin de cibler les meilleures stratégies pour tenter d’améliorer leur qualité de vie et la gestion de leur entreprise.
«Tout le monde est différent, et c’est le généticien qui parle. Dire qu’une méthode fonctionne, c’est faux, dit-il. Les recettes miracles, ça ne fonctionne pas. Le travail numéro un d’une personne, c’est d’apprendre à se connaître et à se responsabiliser.»
Cela dit, des entrepreneurs aux prises avec ce problème songent ou essaient déjà de s’en sortir. Par exemple, la consultation d’un professionnel de la santé mentale (psychologue, psychiatre) demeure la solution la plus attrayante pour 42,4 % des entrepreneurs sondés par le RJCCQ.
La délégation de tâches à l’intérieur de l’entreprise est aussi une stratégie pour gérer efficacement le stress des entrepreneurs, affirment 55 % des gens d’affaires sondés dans l’étude de la BDC.
Cela dit, en pratique, plusieurs propriétaires de PME débordés, au bord de la crise de nerfs, hésitent encore à déléguer des tâches à leurs employés, déplore Étienne Claessens, président de Soluflex, une firme spécialisée dans la gestion optimale des ressources humaines, qui a lui-même grandi dans une famille d’entrepreneurs. «Le problème, c’est que plusieurs entrepreneurs ne pensent pas à eux, en plus de sacrifier un peu leur famille. Ils se sentent alors prisonniers de leur entreprise», dit-il, en précisant que lorsque le patron va mal dans une PME, tout le monde s’en ressent.
M. Claessens pointe du doigt un autre problème fondamental. Environ 95 % des chefs d’entreprises qu’ils sondent régulièrement se disent incapables de prendre un mois de vacances et de couper complètement les communications (courriels et téléphone) avec leur entreprise. Or, pour améliorer leur santé mentale, les entrepreneurs doivent pouvoir couper les ponts à l’occasion, et ce, en partageant des responsabilités clés de l’entreprise avec des employés de confiance qui partagent les mêmes valeurs.
Beaucoup d’obstacles
Malgré diverses mesures pour soulager les entrepreneurs, de nombreux obstacles empêchent encore de les aider adéquatement tels que les coûts des services en santé mentale ou le manque d’information à propos des services offerts.
Beaucoup de travail reste donc à faire, notamment pour lutter contre les tabous entourant la santé mentale dans l’écosystème entrepreneurial. Il faut dire que les efforts pour aider les entrepreneurs en sont à leurs balbutiements.
Il y a toutefois de l’espoir.
Comme l’ont démontré les campagnes où on a eu recours à des personnalités artistiques ou sportives pour sensibiliser le grand public à l’importance de la santé mentale, parler de la difficulté des entrepreneurs peut aussi faire évoluer les mentalités et l’aide offerte.
Une démarche qui inspire d’ailleurs la BDC. «On réfléchit à bien déployer nos investissements au cours des prochaines années pour faire plus de « bruit » afin de sensibiliser la population à cet enjeu», explique Mme Marsolais, en précisant que la BDC n’exclut pas de recourir éventuellement à des porte-parole connus.
M. Roy estime quant à lui que les Québécois ont tout à gagner à ce qu’on investisse collectivement pour améliorer la santé mentale des entrepreneurs, même s’il y aura toujours de la pression à se lancer en affaires.
«Si on peut bien cibler l’aide à apporter aux entrepreneurs, on est tous gagnants, précise-t-il. Ce n’est pas seulement pour l’entrepreneur, c’est pour la société, pour la résilience de notre économie.»
Quelques définitions à propos de la santé mentale
Santé mentale
État d’équilibre psychique et de bien-être qui permet de réaliser son plein potentiel, de surmonter les tensions normales de la vie et de contribuer à sa collectivité. La santé mentale fait partie intégrante de la santé globale, au même titre que la santé physique. L’absence ou la présence de maladie mentale n’indique pas nécessairement une bonne santé mentale, tout comme un diagnostic de maladie mentale n’indique pas nécessairement une mauvaise santé mentale.
Stress
Réaction du corps à une menace réelle ou perçue. Cette réaction prépare les individus à prendre certaines mesures pour les écarter du danger. Le stress peut être bénéfique lorsqu’il est contrôlé et qu’il permet de nous motiver, de nous concentrer ou de résoudre des problèmes. Le stress peut être néfaste lorsqu’il nous accable et nous donne l’impression qu’il est impossible de régler le problème.
Anxiété
Réaction normale et prévisible envers une menace. Elle nous prévient d’un danger et nous garde en état d’alerte. Elle constitue un problème lorsque la réaction est plus forte, dure plus longtemps, survient plus fréquemment qu’à la normale (chronique), ou encore lorsqu’elle semble être hors de contrôle.
Trouble du stress post-traumatique
Maladie mentale qui résulte d’une exposition à un important traumatisme (mort, violence sexuelle, événement grave, catastrophe naturelle, etc.). Les personnes atteintes peuvent vivre avec une peur constante, du détachement, de la nervosité, de l’irritabilité et des troubles du sommeil.
Dépression
Maladie mentale qui affecte l’humeur d’une personne et la perception qu’elle a d’elle-même, de ses relations avec les autres et de ses interactions avec le monde environnant. La dépression cause des états de tristesse, de désespoir, de colère, de culpabilité, d’inutilité. Elle cause la perte de motivation, de concentration, de sommeil, de plaisir et d’appétit. Elle peut mener à des pensées suicidaires.
Trouble bipolaire
Maladie mentale qui affecte l’humeur. Les personnes atteintes traversent des épisodes de dépression et des épisodes de manie. La manie est une humeur exceptionnellement exaltée. Les personnes atteintes peuvent se sentir confiantes, heureuses ou très puissantes de manière irréaliste. Elles peuvent agir sans réfléchir et prendre des risques qu’elles ne prendraient pas normalement.
Source : Association canadienne pour la santé mentale
4 conseils pour atténuer les problèmes de santé mentale
1. Demander de l’aide de vos proches : le soutien social peut nous aider à affronter des épreuves ou des échecs, à résoudre des problèmes, à améliorer notre estime de soi et même à gérer des problèmes de santé et de stress.
2. Identifier et accepter ses émotions : le bien-être émotionnel consiste à exprimer nos émotions telles qu’elles sont, d’une manière respectueuse, afin de ne pas les réprimer jusqu’à l’« explosion ». En identifiant et en acceptant nos émotions, nous pouvons mieux comprendre les facteurs qui les influencent et ainsi, adapter notre réaction émotive pour mieux les vivre.
3. Prendre soin de soi : que ce soit pour votre bien-être physique, mental ou spirituel, pratiquer une activité que vous aimez, qui vous procure du plaisir ou de la détente est nécessaire pour faire le plein d’énergie et de motivation.
4. Chercher l’aide d’un(e) professionnelle de santé mentale : si vous pensez en avoir besoin, n’hésitez pas à demander de l’aide des professionnels en santé mentale, ils sauront vous guider et vous outiller dans votre démarche de mieux-être.
Source : Association canadienne pour la santé mentale
* Si vous êtes en détresse et avez besoin d’assistance immédiate, appelez Suicide Action au 1 866 277‑3553 ou faites le 811.
* Vous pouvez aussi contacter Revivre au 1 866 738-4873
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