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Bombardier a parcouru beaucoup de chemin, et ses avions, beaucoup de kilomètres, depuis l’arrivée d’Éric Martel au poste de PDG en avril 2020. Rapidement confronté aux énormes défis financiers de l’entreprise, il a mis sur pieds un plan pour la remettre en piste.
« Je crois que nous sommes en train de confondre les sceptiques », avance-t-il.
Les Affaires s’est entretenu avec lui pour apprendre comment il s’y est pris pour accomplir cette tâche « herculéenne » divisée en 12 objectifs. Si certains d’entre eux ont déjà été atteints, d’autres restent à accomplir.
1. Naviguer la pandémie
L’arrivée d’Éric Martel a été annoncée… la même journée où le premier ministre François Legault a fermé le Québec en entier pour cause de pandémie de COVID-19.
« À mon arrivée, le 6 avril, mon directeur administratif et financier m’a dit que nos 47 usines sont arrêtées parce que nous ne sommes plus capables d’obtenir de pièces, raconte-t-il. En plus, nous avions des clients qui disaient “Je pense que je ne prendrai pas ma livraison cette année”. Tout était en l’air : les prévisions, les liquidités, les livraisons. C’étaient des moments extrêmement difficiles. »
« Il y avait plusieurs scénarios sur la table, avoue-t-il. Nous regardions ce que nous pouvions faire si des transactions étaient annulées. »
Pour passer à travers la pandémie, il lui a fallu rapidement gérer les liquidités, qui amplifiaient les problèmes de Bombardier à l’époque, et s’entendre avec les clients.
Le nouveau PDG avait la chance d’avoir déjà travaillé chez Bombardier (au sein de la Division du transport et de celle des avions d’affaires) pendant une quinzaine d’années.
« Je connaissais beaucoup de gens dans l’industrie, ce qui était pratique, souligne-t-il. Nous avons réussi à nous entendre avec les clients pour ne pas qu’ils annulent leur commande. »
2. Quitter l’aviation commerciale pour de bon
Le PDG de Bombardier n’est pas celui qui a décidé de se débarrasser des jets régionaux, mais il a dû s’assurer que leur vente se déroule comme prévu. La vente des CRJ à Mitsubishi suscitait en effet des craintes en raison de l’environnement économique plutôt difficile.
« Une lettre d’intention, c’est loin d’être un contrat », souligne-t-il.
La restructuration de Bombardier demeurant la plus grande priorité de son début de mandat, Éric Martel concède aujourd’hui que la vente des CJR a été son plus grand défi.
La transaction s’est concrétisée le 1er juin 2020. L’entreprise a également finalisé le deuxième des trois gros morceaux de sa restructuration en vendant à Spirit AeroSystems ses usines de pièces de Belfast, en Irlande du Nord, et de Casablanca, au Maroc.
3. Se départir de la Division du transport
Dernier (et plus gros) morceau de la restructuration de l’entreprise, Bombardier Transport a été cédée à Alstom pour la somme de 8,4 milliards de dollars américains (G$ US) en janvier 2021, un an après l’annonce.
« C’était loin d’être fait, avoue Éric Martel. La COVID-19 a changé la dynamique. Les trains, soit ils ne circulaient plus, soit ils circulaient à vide. Les clients ne souhaitaient pas recevoir leurs livraisons. L’impact était majeur. »
Bombardier a signé le contrat en septembre 2020, avant de conclure la transaction quatre mois plus tard. Cela lui a permis de sortir d’un secteur où la concurrence était devenue plus intense, indique le PDG.
4. Concentrer les activités autour du Global et du Challenger
En février 2021, Bombardier a révélé son nouveau plan de match jusqu’en 2025. L’entreprise allait désormais concentrer ses activités de fabrication autour des appareils Global et Challenger. Ce qui signifie que le Learjet était largué.
« Nous avons décidé de nous concentrer sur deux segments de marchés résilients, parce que je voulais une entreprise vraiment concentrée et non plus éparpillée comme auparavant, explique Éric Martel. Le Global compte pour la moitié de nos revenus et la clientèle dans ce créneau peut plus facilement absorber des hausses de prix liées à l’inflation. »
C’est aussi pour cette raison que Bombardier a abandonné la production du Learjet, ajoute-t-il. Son marché est très volatil et les prix baissaient rapidement.
« Nous avons restructuré l’entreprise pour qu’elle soit plus résiliente, même lorsque les cycles économiques sont plus instables, précise-t-il. Bombardier est maintenant prête à y faire face, plus qu’elle ne l’a jamais été. Non seulement nous sommes concentrés dans les avions d’affaires, mais nous avons sélectionné les deux segments les plus performants. »
Éric Martel est ouvert aux acquisitions, mais assure que s’il y a une expansion, Bombardier n’effectuera pas un retour dans le transport ferroviaire ou les avions commerciaux.
5. Développer le volet des services après-vente
Bombardier a 5000 avions qui volent dans le monde. Comment faire pour générer des revenus avec ceux-ci après qu’ils aient été livrés?
« [La croissance du volet des services après-vente] a été le plan de match dès le jour un, soutient Éric Martel. C’est extrêmement important pour nous de pouvoir desservir nos clients dans leur région. Nous avons donc été très actifs sur divers marchés et, l’an dernier, nous avons ajouté un million de pieds carrés de centres de services à travers le monde, notamment grâce à de nouveaux actifs à Melbourne en Australie, à Londres et à Berlin. »
En 2020, le chiffre d’affaires du segment service chez Bombardier était de 1 G$ US. L’objectif mis de l’avant par la direction en février 2021 était d’atteindre 2 G$ US annuellement en 2025.
Éric Martel est en voie de réussir son pari. Les revenus de ce secteur ont atteint 424 millions de dollars américains (M$ US) au premier trimestre de 2022. Un record, souligne l’analyste de la Banque Scotia, Konark Gupta.
Fadi Chamoun, de BMO Marchés des capitaux, soutient que l’entreprise se dirige vers le haut de la fourchette de l’objectif de 1,6 G$ à 1,7 G$ US prévu par la direction pour 2023.
« Il y a des occasions de gagner plus de parts de marché que la prévision de 50 % d’ici 2025, ajoute Fadi Chamoun. À mon avis, l’augmentation de la flotte de Bombardier devrait supporter une croissance organique de 5 % ou plus annuellement dans ce segment, et ce, bien au-delà de 2025. »
Éric Martel rappelle que Bombardier a aussi récemment développé un « programme d’avions d’occasion certifiés ».
« Il y a environ 400 avions de Bombardier qui changent de mains chaque année sur le marché secondaire, fait-il remarquer. Nous n’étions pas vraiment impliqués dans ce marché. Depuis un an et demi, nous avons mis une équipe en place qui rachète les avions qui sont sur le point de devenir disponibles. »
Bombardier procède alors à un « « flip » aéronautique » : l’entreprise retape l’avion au complet, le remet au goût du jour et le revend sur le marché des avions usagés.
6. Développer le volet défense
Bombardier veut aussi développer ses activités liées à la défense, un secteur qu’elle a mis de côté ces dernières années.
« En 2005-2006, le Pentagone a cogné à notre porte en nous disant qu’il avait besoin du Global pour faire de la surveillance, rappelle Éric Martel. Ç’a bien été. Nous avions une réputation solide, mais avec le temps, nous avons cessé de mettre l’accent là-dessus. »
Le PDG indique que Bombardier sera « en mode vente » pour ce type d’appareils entre 2023 et 2025, avec l’intention de faire croître ce segment de marché. L’effet sur les revenus devrait se faire sentir dès 2026, estime-t-il.
Les appareils voués à la défense représentent actuellement entre 250 M$ US et 300 M$ US de revenus par année. L’objectif est de faire grimper ce chiffre à 1 G$ US en 2030.
S’il y a un segment de marché qui fait saliver les analystes du titre, c’est bien celui-là.
« Le secteur de la défense pourrait devenir celui avec les plus hautes marges pour Bombardier, affirme l’analyste Benoit Poirier, de Valeurs mobilières Desjardins, dans une note publiée en avril. La direction a laissé miroiter des marges de plus de 20 % et les ententes de service à long terme avec les gouvernements pourraient également les faire grimper. »
« Si l’entreprise exécute son plan d’ici 2025, nous croyons qu’elle s’approchera des 2 G$ US de nouveaux revenus du côté de la défense et des avions d’occasion certifiés », soutient Walter Spracklin, de RBC Marchés des capitaux.
« Cela représenterait entre 10 % et 15 % de nos revenus, mais ils sont à forte marge bénéficiaire, confirme Éric Martel. En plus d’offrir l’avion, Bombardier fournit les services d’ingénierie et les pièces pour ces avions militaires. C’est un marché vraiment intéressant pour nous. »
L’entreprise a ainsi créé Bombardier Défense pour répondre à l’intérêt suscité par ses avions dans ce secteur. Et de l’intérêt, il y en a beaucoup, confie le PDG. « Nous avons des discussions avec les Américains, les Allemands, les Suédois, ainsi qu’avec des pays du Moyen-Orient et de l’Asie, précise-t-il. On regarde des projets avec des États parce que nos avions améliorent beaucoup leur capacité à atteindre leurs objectifs. »
Éric Martel a confiance en son produit. Le Global vole plus haut, a plus d’autonomie, est plus fiable et coûte moins cher à opérer que les appareils de ses compétiteurs, avance-t-il.
Pour ce qui est du Canada, des rencontres avaient déjà été prévues en mai et en juin avant même que Bombardier n’annonce, à la fin mai, une entente de collaboration avec General Dynamics Mission Systems pour présenter un appareil répondant aux exigences du gouvernement pour le projet d’aéronef multimissions canadien (AMC).
« C’est un peu ridicule qu’on ne considère pas un produit canadien, lance Éric Martel, en faisant référence à l’apparence de préférence du gouvernement pour le P-8 Poseidon, de Boeing, pour remplacer les vieux CP-140 Aurora de l’armée. C’est bizarre que notre propre pays ne nous sélectionne pas. Nous sommes pourtant prêts à compétitionner. »
7. Réintégrer le titre à l’indice TSX
Le titre de Bombardier a atteint le fond du baril en 2020 avec un cours de 0,47 $. Ne répondant plus aux critères de sélection, l’action a été éjectée des deux principaux indices boursiers canadiens (S&P/TSX 60 et l’indice composé S&P/TSX) en juin de la même année, alors que sa valeur n’était que de 0,52 $.
Rien pour aider le cours de l’action, puisque les fonds indiciels qui calquent les deux indices ont alors été forcés de se débarrasser du titre de Bombardier. « Ce fut une période difficile pour l’entreprise, admet sans détour Éric Martel. Nous avons eu des discussions pour voir si nous allions regrouper l’action. »
La recommandation du PDG au conseil d’administration a finalement été de ne pas regrouper l’action. Il voulait plutôt stabiliser l’entreprise et performer afin de revenir dans l’indice S&P/TSX « par la grande porte ». Ce qui est advenu en septembre 2021, lorsque le titre avoisinait 1,95 $.
« Après la réintégration au S&P/TSX et lorsque l’entreprise a recommencé à performer, nous avons regroupé le titre selon un ratio de 25 pour 1 », mentionne Éric Martel.
C’était en juin 2022. Un an plus tard, le titre de Bombardier (BBD.B) s’échange à 55,31 $.
8. Réduire la dette
La dette de l’entreprise posait problème à l’arrivée d’Éric Martel. « J’avais sept ou huit maturités de dettes sur un horizon de deux ans à l’époque, et c’étaient de gros montants », se souvient-il.
L’augmentation des revenus de Bombardier de 23 % entre 2020 et 2022, tout comme la rentabilité qui a quadruplé, lui a permis de diminuer sa dette de 4,5 G$ US. Cela représente une réduction de 45 % par rapport à 2020.
« Nous avons été opportunistes au cours des deux dernières années, parce que nous avions les liquidités pour le faire, précise-t-il. Notre prochaine maturité de dette sera en mars 2025, et elle est petite. Nous avons encore beaucoup de temps devant nous pour la refinancer ou pour réagir. »
L’entreprise a d’ailleurs révisé son objectif de ratio d’endettement net à la baisse pour 2025.
9. Stabiliser le carnet de commandes
Le plan de stabilité financière de Bombardier est conçu sur un ratio commandes-facturations (book- to-bil ratio) de 1, de manière à lui permettre de conserver son actuel carnet de commandes de deux ans. Au premier trimestre de 2023, ce ratio était de 0,9.
« La première chose, c’était d’avoir un carnet de commandes de deux ans, comme nous avons aujourd’hui, souligne Éric Martel. Nous l’avons atteint plus vite que prévu parce que le marché a été bon en 2021. L’objectif est désormais de maintenir le carnet de commandes, et non pas de toujours le faire grossir. »
10. Gérer les liquidités
Pour la première fois en huit trimestres, les flux de trésorerie ont été négatifs (‑247 M$ US) au premier trimestre de 2023. Éric Martel explique que Bombardier a dû investir pour se bâtir un inventaire qui permettra de soutenir les livraisons en 2023.
La prévision des flux de trésorerie annuels d’ici 2025 est par ailleurs passée de 500 M$ US à 900 M$ US en mai.
Il restera donc de l’argent pour des projets. Mais lesquels?
« D’ici 2025, la priorité sera de continuer de rembourser la dette, révèle Éric Martel. À partir de 2026, il y aura des options sur la table pour nous. Nous n’avons pas encore décidé lesquelles seront sélectionnées. Ça pourrait être de développer un nouveau produit, de créer un nouveau programme, de récompenser nos investisseurs avec un dividende ou encore de faire des acquisitions. Chose certaine, nous allons rester extrêmement disciplinés dans notre approche de déploiement de capital. »
11. Améliorer la perception publique
La perception publique n’était pas très bonne après la vente de Bombardier Transport, des CRJ et de la C Series. Plusieurs personnes avaient l’impression que les gouvernements provincial et fédéral avaient injecté beaucoup d’argent dans l’entreprise, mais que le rendement sur le capital investi était plutôt mince.
Trois ans plus tard, est-ce que cette perception a évolué?
« On la mesure chaque mois, avoue Éric Martel. La perception publique a progressé de façon importante, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. Il reste du travail pour expliquer qu’il y a zéro dollar du gouvernement du Québec dans Bombardier aujourd’hui. Nous avons toutefois un prêt de 300 M$ du gouvernement canadien pour le Global 7500, qu’on rembourse. »
Le PDG croit qu’il y a encore de l’éducation à faire sur le modèle d’affaires de l’entreprise. « Il n’y a pas beaucoup d’entreprises qui doivent dépenser 4 G$ sur un programme sans qu’un seul sou rentre pendant cinq ou six ans », plaide-t-il.
« Quand tu regardes l’impact du PIB par année, seulement pour le Global 7500, c’est au-delà de 2 G$ US, rappelle-t-il. Je trouve que pour un prêt de 300 M$, c’est un bon deal. »
12. Améliorer le bilan environnemental
L’aviation était responsable de 2,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) en 2019. Une augmentation de 29 % depuis 2013, selon l’International Council on Clean Transportation.
Même si les avions d’affaires ne représentent que 0,04 % du total mondial, Éric Martel est conscient que Bombardier doit contribuer à réduire les émissions de GES.
À court terme, tous les vols de Bombardier, même pour des essais et des démonstrations, utilisent des carburants d’aviation durable. Le PDG évalue à entre 25 % et 30 % la réduction des émissions de l’entreprise attribuable à cette mesure, qui coûte 5 M$ par année.
Bombardier consacre également 80 % de son budget de recherche et développement à la réduction des émissions.
L’Ecojet compte parmi les projets en cours. « On modifie la forme d’un avion, explique-t-il. Le fuselage et l’aile ne sont qu’une pièce, ce qui réduit beaucoup la friction. Cette amélioration aérodynamique réduit encore de 20 % l’utilisation de carburant. »