Un truc génial pour toujours choisir la bonne file d’attente!
L'économie en version corsée|Publié le 11 Décembre 2019Attendre, toujours attendre... (Photo: Melanie Pongratz/Unsplash)
CHRONIQUE. Noël approche, et avec lui, la saison des interminables files d’attente. Cela m’est revenu à l’esprit hier midi, lorsque j’ai voulu acheter un livre dans une grande librairie du centre-ville de Montréal : la file était si gigantesque que j’ai soupiré et laissé tomber mon idée d’achat; ça ne me tentait franchement pas de «perdre» une demi-heure à poireauter debout.
Coïncidence? À mon retour au bureau, la Chicago Booth Review, le magazine de l’école de management de l’Université de Chicago, m’avait envoyé quelques suggestions d’articles à lire, dont un intitulé «Secrets of wait loss»! Et à l’intérieur de celui-ci figurait un encadré on ne peut plus intéressant, sur… le design des files d’attente.
Dingue, n’est-ce pas? Ni une ni deux, je me suis plongé dedans, et j’ai ainsi fait une belle trouvaille : il existe bel et bien un truc pour toujours prendre la bonne file (lorsqu’il y en a plusieurs en même temps, bien sûr). Si, si… Regardons ça ensemble.
En général, il y a deux cas de figure lorsqu’un magasin dispose de plusieurs caisses : soit chacun choisit sa caisse et attend, en croisant les doigts pour être dans la file la plus rapide (note : avez-vous noté, comme moi, que vous vous trouvez presque toujours dans la mauvaise?); soit chacun se positionne au bout de l’unique file d’attente, sachant que celui qui en est à la tête se dirigera vers la première caisse libre.
Bien. Maintenant, un design est-il plus performant que l’autre? Vaut-il mieux une file par caisse ou plutôt une file pour toutes les caisses?
En 2016, l’émission télévisée américano-australienne MythBusters a voulu en avoir le cœur net. Elle a testé les deux au sein d’un supermarché, ce qui a donné les résultats suivants:
– Plusieurs files. Quand chacun a choisi sa file, le temps d’attente moyen a été de 5 minutes et 39 secondes. Et le niveau de satisfaction de l’expérience client a été de 3,48 sur 5.
– Une seule file. Quand chacun a dû s’installer dans la file unique, le temps d’attente moyen a avoisiné les 7 minutes. Cela étant, le niveau de satisfaction a, lui, été de 3,8 sur 5; et ce, essentiellement parce que les gens avaient trouvé ce système «plus juste».
Cette expérience semblait, donc, confirmer ce qui est enseigné à de nombreux étudiants en MBA depuis des années, à savoir qu’il vaut toujours mieux adopter le système de la file d’attente unique, lorsque cela est possible. C’est que la clé du succès d’un magasin tient avant tout au niveau de satisfaction des clients. Logique. D’autant plus que des modèles de calcul économétriques en apportent la preuve indubitable.
Mais voilà, il se trouve que ces modèles de calcul sont, en vérité, erronés. Ils partent en effet du principe que les caissiers sont globalement aussi efficaces, que la file soit multiple ou unique. Ils considèrent que le travail est le même pour eux, peu importe la manière dont ont patienté les clients. Or, c’est complètement faux.
Les professeures de management Masha Shunko et Julie Niederhoff ainsi que le professeur d’économie Yaroslav Rosokha ont uni leurs talents dans le cadre d’une étude intitulée Humans are not machines : The behavioral impact of queueing design on service time. Leur objectif : regarder ce qui se passait, d’un point de vue humain, dans les différentes sortes de files d’attente.
Résultats? Ils sont fort intéressants:
– L’élément clé, c’est le caissier. La rapidité d’une file dépend directement de la vitesse à laquelle travaille le caissier. Si ce dernier est efficace, le temps d’attente s’en ressent automatiquement; en revanche, s’il lambine, les clients doivent prendre leur mal en patience. À noter un point important : les caissiers les plus efficaces sont, à dynamisme égal, les plus expérimentés, car ils ont l’habitude de gérer sereinement les longues files d’attente qui exaspèrent tant les clients.
– Avantage à la ligne unique. En général, un caissier se montre plus efficace lorsqu’il a «sa» ligne devant lui que lorsqu’il y a une même ligne pour toutes les caisses. Pourquoi? Parce qu’il se produit – consciemment ou inconsciemment – un double effet d’entraînement : d’une part, le caissier se sent dès lors «responsable» de «sa» file d’attente, ce qui le motive à écourter le temps d’attente de «ses» clients; d’autre part, il se sent «en compétition» avec les autres caissiers, jubilant secrètement lorsque «sa» file progresse plus vite que celles des autres. C’est bien simple, lorsque les caissiers ont devant eux une file unique, leur productivité globale chute de 10%. Ce qui est considérable, surtout en cette période achalandée de Noël…
Et qu’en est-il du côté de la clientèle? Cette dernière semble a priori préférer le système de la ligne unique, car celui-ci supprime l’anxiété d’avoir choisi la mauvaise file. C’est que nous avons alors la sensation d’avancer tout le temps, même si c’est à tout petits pas.
Mais ce faisant, nous ne réalisons pas combien le travail des caissiers en est détérioré : l’étude des trois chercheurs montre que lorsqu’il a été exceptionnellement demandé à des caissiers d’accélérer le rythme durant une poignée de minutes pour permettre aux clients de sortir plus vite du magasin, ceux-ci n’ont rien changé à leur façon de travailler lorsque la file était unique – ce n’était pas «leurs» clients, la responsabilité était partagée entre tous les caissiers – et ont, en revanche, accéléré la cadence lorsqu’ils avaient «leur» file devant eux.
Bon. Maintenant, que retenir de tout ça? Ceci, à mon avis:
> Fini la mauvaise file! Si vous avez le choix entre un magasin qui a une file unique et un autre qui en a plusieurs, choisissez toujours celui qui en a plusieurs. Parce que le service y sera meilleur. Et surtout, parce que vous disposez, mine de rien, d’un atout sur tous les autres clients qui n’ont pas lu cette chronique : vous savez qu’il vous faut jeter un coup d’œil rapide aux différents caissiers et choisir celui qui vous semble à la fois expérimenté et dynamique puisque ce sera sûrement le plus efficace de l’équipe. Bref, vous voilà en mesure de toujours choisir la bonne file.
En passant, l’écrivain français Didier van Cauwelaert a dit dans La Vie interdite : «Ce qui compte, c’est d’avoir toujours quelque chose à attendre.»
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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