Électricité: quatre industriels dénoncent le climat d’incertitude
François Normand|Publié le 09 mars 2023Hydro-Québec ne peut pas alimenter en électricité tous les projets industriels qui demandent de l’énergie, car la demande surpasse de loin l’offre, a expliqué le directeur des communications du cabinet de Pierre Fitzgibbon, Mathieu St-Amand. (Photo: Getty Images)
EXCLUSIF. Projet retardé, projet incertain, difficulté à «vendre le Québec» au siège social… Quatre entreprises industrielles actives au Québec dénoncent «le manque de prévisibilité» et «le climat d’incertitude» qui règnent à propos des prix et de l’approvisionnement en électricité, mais aussi de l’environnement réglementaire.
«C’est devenu un running gag dans notre organisation. Au siège social, on nous dit: expliquez-nous pourquoi on devrait investir au Québec, et on va vous expliquer pourquoi on fera ce projet ailleurs», affirme une source qui requiert l’anonymat dans l’une de ces quatre sociétés.
Dans le cas de cet industriel, il y a un certain enjeu sur le plan des prix de l’électricité. En revanche, c’est surtout en ce qui a trait au manque de prévisibilité de certaines réglementations dans des domaines non liés à l’électricité que le bât blesse, précise la source. Cela va des délais de traitement des demandes aux exigences requises dans la loi.
Cette personne doit cacher son identité parce qu’elle n’est pas autorisée à parler à Les Affaires. Elle craint aussi une réaction négative de la part du gouvernement de François Legault si son organisation est identifiée sur la place publique.
«On n’envisage plus de projets au Québec», ajoute-t-elle, en précisant toutefois qu’elle n’arrive pas à se résigner à ne plus tenter de proposer des projets à son siège social.
Les représentants des trois autres entreprises industrielles à qui nous avons parlé ont aussi exigé l’anonymat par crainte de représailles.
La seule chose que nous puissions mentionner est que ces quatre entreprises figurent parmi les 34 membres de l’Association québécoise des consommateurs industriels d’électricité (AQCIÉ).
Nous avons contacté ces 34 entreprises – sans exception – à la suite d’un entretien accordé à Les Affaires par le PDG de l’AQCIÉ, Jocelyn B. Allard. Ce dernier avait déclaré que des industriels au Québec «retardent» des projets d’investissement en raison du «climat d’incertitude» lié au prix et à la disponibilité future de blocs d’électricité.
«C’est devenu un running gag dans notre organisation. Au siège social, on nous dit: expliquez-nous pourquoi on devrait investir au Québec, et on va vous expliquer pourquoi on fera ce projet ailleurs.»
Le projet de loi 2 a créé une onde de choc
C’est le projet de loi 2 déposé en décembre (Loi visant notamment à plafonner le taux d’indexation des prix des tarifs domestiques de distribution d’Hydro-Québec et à accroître l’encadrement de l’obligation de distribuer de l’électricité) et adopté en février qui provoque cette incertitude dans l’industrie, affirme Jocelyn Allard.
Il identifie trois facteurs à l’origine du manque de prévisibilité et du climat d’incertitude.
1. La «politisation des arbitrages» dans l’attribution des blocs d’électricité: en vertu d’un nouveau seuil de consommation d’énergie (5 mégawatts au lieu de 50 mégawatts), ce sera désormais au gouvernement et non plus à Hydro-Québec (et au secteur privé) de décider si des projets industriels nécessitant de nouveaux blocs d’électricité se feront ou pas au Québec.
2. L’imprévisibilité des prix de l’électricité: l’augmentation du tarif L (pour les grands industriels) prévue à compter du 1er avril (4,2%) sera plus élevée que le niveau maximal garanti de 3% par le gouvernement dans un autre projet de loi, en juin 2022.
3. La disponibilité de l’électricité: actuellement, la demande totale des nouveaux projets en électricité au Québec (23 000 mégawatts) dépasse très largement l’énergie que peut offrir Hydro-Québec, de sorte que des entreprises pourraient manquer d’énergie pour des projets.
Jocelyn B. Allard, PDG de l’Association québécoise des consommateurs industriels d’électricité (Photo: Courtoisie)
Joint par Les Affaires pour commenter sur la sortie de ces quatre entreprises industrielles, le cabinet de Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (MEIE), affirme que la nouvelle législation ne crée pas de l’incertitude.
«Ce n’est pas le projet de loi 2 qui induit un climat d’incertitude. Au contraire, il prévoit mieux baliser l’octroi d’énergie au Québec dans un nouveau contexte de rareté», écrit dans un courriel le directeur des communications du cabinet, Mathieu St-Amand.
Actuellement, il explique qu’Hydro-Québec ne peut pas alimenter en électricité tous les projets industriels qui demandent de l’énergie, car la demande surpasse de loin l’offre.
«Sans le projet de loi 2, c’est l’approche du premier arrivé, premier servi qui aurait prévalu, et ceci aurait été irresponsable. On vit au Québec une nouvelle réalité où la demande excède l’offre en énergie renouvelable», insiste Mathieu St-Amand.
Dans ce contexte, le gouvernement n’avait pas le choix de créer un nouveau processus de sélection pour permettre au MEIE de cibler les projets de décarbonation et de création de richesse, en faisant «une analyse rigoureuse», précise Mathieu St-Amand.
En outre, Québec a d’ores et déjà indiqué qu’il excluait les projets de cryptomonnaies et de chaînes en bloc.
«Un trou noir» réglementaire
Selon l’AQCIÉ, la nouvelle politisation des arbitrages découle directement d’un seuil de consommation d’énergie que les caquistes ont modifié dans le projet de loi 2.
Avant l’adoption de la loi, le gouvernement du Québec devait approuver les projets d’attribution de blocs d’électricité quand ils étaient supérieurs à 50 mégawatts (MW). En dessous de cette limite, c’est Hydro-Québec qui prenait cette décision, en discutant avec les entreprises qui ont besoin d’énergie.
La nouvelle législation a descendu cette limite à 5 MW.
Par conséquent, Québec a désormais un droit de vie ou de mort sur la plupart des projets industriels, affirme l’AQCIÉ, déplorant ainsi une politisation des arbitrages.
Une deuxième entreprise à qui nous avons parlé a présenté un projet électrique depuis un certain temps. Comme ce projet était inférieur à 50 MW, la société discutait donc directement avec Hydro-Québec.
Or, depuis le dépôt du projet de loi 2 en décembre et son adoption en février, le projet électrique de cet industriel est sur la glace.
«On est tombé dans un trou noir», déplore cette source, en précisant que le projet de son organisation est «retardé» pour une période indéterminée.
À ses yeux, le comportement du gouvernement Legault, qui est habituellement «très à l’écoute des entreprises» depuis sa première élection en 2018, est difficile à suivre.
«Ce débat sur la disponibilité de l’énergie est une grosse surprise. On ne sait pas où le gouvernement s’en va avec ça, mais ça nous inquiète», confie cette source.
En ce qui concerne l’imprévisibilité des prix, l’AQCIÉ déplore que les petites et les grandes entreprises du Québec doivent absorber «des augmentations records de l’ordre de 4,2 à 6,4% sur leur facture d’électricité à compter du 1er avril 2023» en raison du projet de loi 2.
Jocelyn Allard affirme que cette hausse de tarifs va à l’encontre «de la promesse» du gouvernement de limiter la hausse des tarifs à 3% – le taux supérieur de la fourchette de la cible d’inflation de la Banque du Canada – pour l’ensemble des clients d’Hydro-Québec, ainsi qu’à 2% pour ceux au tarif L.
«Ce débat sur la disponibilité de l’énergie est une grosse surprise. On ne sait pas où le gouvernement s’en va avec ça, mais ça nous inquiète.»
Québec a fait cette «promesse» à la fin de la session parlementaire en juin 2022, lors du dépôt du projet de loi 43 (Loi visant notamment à plafonner le taux d’indexation des prix des tarifs de distribution d’électricité).
Toutefois, à la lecture du projet de loi 2, Jocelyn Allard affirme que ses membres ont eu la «mauvaise surprise» de constater que cet engagement ne tenait plus. «Or, des industriels ont fait des budgets sur la base d’une hausse maximale de 3% de leur coût énergétique», dit-il.
À ce sujet, le cabinet du ministre Fitzgibbon affirme que cet engagement à limiter les hausses de tarifs à 3% ne s’appliquait qu’aux particuliers et non pas aux entreprises industrielles.
«Le tarif L continue d’être établi par la Régie de l’énergie, le projet de loi 2 n’a rien changé de ce côté», soutient Mathieu St-Amand.
(Photo: 123RF)
Jocelyn Allard persiste et signe, en référant à l’article 3 du projet de loi 43.
Ce dernier «précise expressément» les formules qui se seraient appliquées à l’indexation des tarifs non-résidentiels (commercial, institutionnel, petit industriel, etc.) et du tarif L par la Régie de l’énergie.
Ces formules prévoyaient un plafond de 3% pour tous les tarifs, incluant le tarif L.
Or, depuis trois ans, la Régie de l’énergie applique une indexation particulière aux deux-tiers de l’inflation pour le tarif L.
Ainsi, en vertu de la formule du projet de loi 43, la hausse du tarif L aurait été de 2% en 2023, soit deux-tiers du plafond de 3%.
Toutefois, le libellé de la législation finalement adoptée en février pour le projet de loi 2 précise que ce plafond d’indexation de 3% ne s’applique qu’aux tarifs résidentiels.
«Cela laisse donc l’ensemble des autres tarifs être augmentés de 6,4% (taux d’inflation calculée selon la méthode de la loi) et le tarif L être augmenté de 4,2% (deux-tiers de 6,4%), à compter du 1er avril 2023», déplore Jocelyn Allard.
Des entreprises doivent refaire leur budget
Une source dans une troisième entreprise industrielle confirme que la présentation du projet de loi 2 et ces nouvelles hausses tarifaires prévues le 1er avril ont forcé son organisation à refaire ses devoirs.
«Notre budget est tout à refaire. Celui qu’on avait fait en septembre-octobre ne tient plus», déplore cette personne.
Selon l’AQCIÉ, l’énergie représente en moyenne de 20 à 30% des coûts totaux de ses 34 membres.
«Si moi je perds cet avantage énergétique au Québec, je suis plus à risque si jamais mon groupe décide de fermer une de ses usines.»
Cette entreprise n’a pas actuellement de projet d’investissement au Québec. En revanche, le manque de prévisibilité et l’incertitude ne favorisent guère l’investissement dans la province, fait remarquer cette source.
«S’il y a un climat d’incertitude ici, c’est sûr que ça nous enlève de la compétitivité par rapport à des usines sœurs ailleurs dans le monde» afin de bénéficier des investissements autorisés par le siège social, explique-t-elle.
Cette entreprise s’est installée au Québec il y a plusieurs décennies en raison de son avantage énergétique: une électricité à des prix compétitifs et disponible en grande quantité.
«Notre groupe construit actuellement de nouvelles usines ailleurs dans le monde qui sont hyper compétitives. Si moi je perds cet avantage énergétique au Québec, je suis plus à risque si jamais mon groupe décide de fermer une de ses usines.»
Le cabinet du ministre Fitzgibbon fait valoir que les tarifs d’électricité au Québec «sont parmi les plus stables en Amérique du Nord et sont encadrés par la Régie de l’énergie».
L’industrie peut-elle encore se développer au Québec?
Si la hausse imprévisible des prix de l’énergie est un irritant, la possibilité de ne plus avoir accès à des blocs d’électricité inquiète encore plus certains industriels.
Pour eux, la disponibilité de l’électricité est le nerf de la guerre.
Car, à la rigueur, une entreprise peut faire un projet malgré une hausse de sa facture d’électricité. En revanche, sans électricité, elle ne peut pas faire de projet.
Actuellement, il y a un «engouement sans précédent» pour l’électricité verte du Québec au sein des secteurs émergents, souligne Hydro-Québec dans son mémoire présenté dans le cadre des audiences sur le projet de loi 2.
Selon la société d’État, les projets sur la table totalisent 23 000 MW, soit l’équivalent de construire 13 barrages comme celui de la rivière Romaine, sur la Côte-Nord.
On parle ici de plus de 80 projets de plus de 50 MW (environ 20 000 MW), de même que plus de 150 projets de 5 à 50 MW (environ 3 000 MW).
Le président de l’AQCIÉ estime qu’il y a un certain flou en ce qui a trait aux critères de sélection des projets.
Le cabinet de Pierre Fitzgibbon rappelle que «le MEIE choisira les projets basés sur une adéquation entre la réduction de GES et la création de richesse collective», et que des discussions sont déjà entamées avec certaines entreprises.
Le cabinet de Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, affirme que le projet de loi 2 ne crée pas de l’incertitude. (Photo: La Presse Canadienne)
Malgré tout, des industriels sont très inquiets.
Une société à qui nous avons parlé se demande même si le Québec peut continuer à lui offrir un environnement d’affaires intéressant afin qu’elle puisse se développer à long terme.
«On se pose la question: le prix et l’approvisionnement sont-ils pérennes au Québec?», s’interroge à voix haute une source dans cette société.
À ses yeux, ce climat d’incertitude «ne favorise pas les investissements, car cela augmente les risques».
Or, plus les risques sont élevés, plus le rendement sur l’investissement doit être élevé, rappelle cette personne. Le défi, c’est qu’il est plus difficile d’obtenir un rendement plus élevé lorsque les prix de l’énergie augmentent et, qui plus est, de manière imprévisible.
Cette entreprise industrielle est présente au Québec depuis longtemps.
Depuis la seconde phase de nationalisation de l’électricité en 1963, le gouvernement du Québec n’avait «jamais vraiment» remis en cause l’approvisionnement et le prix de l’électricité pour les industriels, souligne cette source.
Toutefois, le projet de loi 2 a complètement changé la donne.
«Là, tout d’un coup, dans le discours public, on assiste à une remise en question. Ça insécurise les investisseurs. C’est nouveau depuis les années 1960, car on nous a toujours dit qu’on avait de l’électricité», dit cette personne.