À Milan, de nombreuses boutiques éteignent leurs panneaux et leurs vitrines après les heures d’ouverture. D’autres ont des horaires réduits parce que «rester ouvert à ce prix n’en vaut pas la peine». (Photo: Getty Images)
Les restaurants aux chandelles font fureur à Milan. Ils sont intimes, romantiques, et représentent de plus une nécessité à un moment où la montée en flèche du prix de l’énergie menace de mettre les entreprises européennes sur les genoux.
La ville tout entière est plus tamisée que d’habitude, et de nombreuses boutiques éteignent leurs panneaux et leurs vitrines après les heures d’ouverture. D’autres ont des horaires réduits parce que « rester ouvert à ce prix n’en vaut pas la peine », comme l’a expliqué Andreina Mancini, propriétaire de Pasticceria Sieni, pâtisserie historique à Florence, au journal local La Nazione après avoir reçu une facture d’électricité de 10 242 euros (environ 13 467 dollars canadiens).
La première grande crise du marché mondialisé du gaz et le système de fixation des prix à court terme basé sur la concurrence, c’est-à-dire l’équilibrage en temps réel de l’offre et de la demande, fait déjà ses premières victimes alors que la volatilité des prix fait que de nombreuses formes de production à grosse consommation énergétique ne sont plus rentables.
Comment on en est arrivé là?
L’extrême volatilité du prix actuel du gaz ne date pas du moment où la Russie a lancé son attaque contre l’Ukraine voisine, ou de celui où les sanctions prises par les nations occidentales ont bouleversé les liens économiques de la Russie avec le monde extérieur. Le terrain est préparé depuis des années, et les prix ont commencé à grimper en septembre 2021.
Historiquement, les importations européennes de méthane étaient fondées sur des contrats à long terme avec une indexation des prix sur les produits pétroliers et des clauses d’enlèvement ferme. Cela veut dire qu’en échange de prix plus stables, l’acheteur est obligé de payer le prix contractuel pour une quantité minimum d’essence stipulée dans le contrat, même s’il ne prend pas le gaz.
Ce modèle a commencé à prendre du plomb dans l’aile au cours des années qui ont suivi 2008, où la réduction de la consommation industrielle et thermoélectrique due à la crise financière mondiale et l’essor des sources d’énergie renouvelable ont conduit à une offre excédentaire, une concurrence accrue et une augmentation progressive du volume de gaz offert à court terme.
Par conséquent, avec le soutien total de l’Union européenne et des autorités de réglementation, les opérations au comptant sont progressivement devenues la norme principale sur les marchés de gros et de la consommation, surtout selon le mécanisme dit de « TTF ».
TTF? Qu’est-ce que c’est que ça?
Le mécanisme de TTF (« Title Transfer Facility ») a été créé en 2003 pour offrir un point de transaction virtuel du gaz naturel aux Pays-Bas.
Bien que ce ne soit pas le seul marché où s’échangent les contrats d’achat et de vente en Europe, ces 20 dernières années ce système s’est imposé comme point de référence des prix dans toute l’Europe. À l’année 2019, selon les données fournies par l’Union internationale de l’industrie du gaz (UIIG), 80 % du gaz consommé en Europe était basé sur des prix au comptant et seulement 20 % sur des contrats à long terme. Ce système de fixation des prix à court terme a bien fonctionné lors de la période de surproduction qui a culminé en 2020, quand l’incertitude de la demande a précipité les prix à leur niveau le plus bas.
Avec le TTF, les producteurs de gaz, les sociétés de stockage, les distributeurs et les exploitants de réseau ainsi que les sociétés financières négocient principalement des contrats à terme. Toutefois, ce type de contrat n’est pas seulement la prérogative des négociateurs : les sociétés et les gouvernements les utilisent aussi pour anticiper leurs achats ou finaliser les contrats d’approvisionnement à l’avance.
Cela expose le système tout entier à la spéculation sur les marchés. Les derniers mois nous montrent que lorsqu’il est confronté à des conditions « anormales », le libre échange est sujet à une volatilité potentiellement incontrôlable.
La « tempête parfaite » derrière l’explosion des prix
Comme le montre le graphique ci-dessus, le marché du gaz connaît un mouvement qui a commencé en fait en septembre 2021.
« L’année dernière, nous avons assisté sur le marché du gaz à ce que j’ai appelé la tempête parfaite, explique Massimo Nicolazzi, professeur d’économie des sources d’énergie à l’Université de Turin.
« Un été très chaud avec beaucoup de climatisation et d’installations de stockage pour l’hiver qui se sont remplies plus lentement que d’habitude, un entretien extraordinaire des oléoducs après la COVID-19 qui a créé des problèmes d’approvisionnement, ainsi que certaines défaillances des infrastructures et des incendies, sans oublier le sous-classement d’autres sources d’énergie: le Brésil pratiquement dépourvu d’hydroélectricité, le vent désertifiant l’Angleterre, et puis la demande chinoise qui, au deuxième trimestre de 2021, a atteint un sommet historique en terme du volume d’importations », tout cela a créé sur le marché les conditions d’une explosion qui étaient en place bien avant l’éclatement du conflit ukrainien.
« La guerre s’est greffée sur un marché déjà très à court, poursuit le professeur Nicolazzi, et si dans ce type de situation on réduit de 10 % l’offre mondiale tout en ayant un système de prix marginal, eh bien on se retrouve avec une tempête parfaite. »
En décembre, le gaz a atteint son sommet de 2021 de 180 € (environ 237 $CAD), un décuplement par rapport aux 18 € (environ 23,50 $CAD) de début de cette année-là. En termes relatifs, l’augmentation depuis le début de l’année est beaucoup plus petite (moins de 300 %).
Le rôle de la spéculation
Au cours de l’été 2022, la demande européenne de gaz est demeurée à des niveaux normaux, et a même légèrement diminué par rapport à l’année précédente. Du côté de l’offre, les approvisionnements de Moscou, en gros, ont été constants jusqu’à maintenant, sauf pendant quelques moments de crise au moment de l’arrêt de l’oléoduc Nord Stream 1 qui, selon la Russie, était causé par des problèmes techniques.
« Dans ce contexte, la valeur du TTF de plus de 300 €/Mwh semble totalement dépourvue de référence au véritable marché du gaz, et fait donc essentiellement l’objet d’une spéculation gigantesque », dit Salvatore Carollo, analyste et négociateur du secteur du pétrole et de l’énergie et ex-dirigeant d’ENI.
M. Carollo ne mâche pas ses mots : « peut-être le moment est-il venu d’admettre clairement que l’élément vraiment anormal et malsain du système d’établissement du prix du gaz est précisément le TTF généré par la Bourse du gaz d’Amsterdam. Si nous ne nous débarrassons pas de ce paramètre, nous allons finir par subir une crise artificiellement provoquée par une poignée de spéculateurs internationaux évoluant dans une sorte de kermesse et usurpant le nom de Bouse européenne du gaz. »
« Clarifions donc quelques éléments importants, poursuit l’analyste. À Londres, il y a la bourse d’échange Brent, où les contrats d’achat et de vente de pétrole se négocient tous les jours à raison de quelque 2 billions de dollars. Tout négociateur de contrats pétroliers est en mesure, à tout moment, d’effectuer des achats et des ventes et des transactions de couverture contre le risque en trouvant la liquidité nécessaire. »
À l’inverse, la soi-disant bourse d’échange du gaz d’Amsterdam a effectué seulement de 1 à 2 milliards d’euros : des milliers de fois moins que les échanges pétroliers, même si le volume de gaz consommé est comparable à celui du pétrole.
Les choix limités de l’Europe
« L’Europe essaie de trouver un remplacement au gaz russe, qui représentait 40 % de ses importations avant la guerre », dit Allen Good, stratège du secteur énergétique à Morningstar. « La Russie, pour sa part, a aussi réduit ses exportations, et par moments interrompu complètement ses approvisionnements. »
« Nous ne faisons pas de prévisions explicites sur le marché européen du gaz, mais présumons que les prix devraient avoisiner en moyenne ceux des importations de GNL et s’amortir sur le long terme. De toute évidence, l’Europe est actuellement bien au-dessus de ces niveaux, mais il va falloir du temps pour déplacer complètement la Russie, et il se peut donc que les prix demeureront élevés pendant au moins deux ans », poursuit M. Good.
En juillet dernier, les analystes de Morningstar ont prévu que, afin de poursuivre des objectifs militaires ou géopolitiques, la Russie pourrait modifier ses approvisionnements de façons inattendues et garder l’Union européenne en déséquilibre tout en maximisant ses revenus gaziers par de grosses augmentations de prix, comme nous l’avons vu ces dernières semaines.
« Cela dit, pour des raisons de pression, l’oléoduc ne peut pas opérer longtemps à moins de 30 % de sa capacité, ce qui suggère que des périodes temporaires de faible utilisation, probablement en hiver lorsque la demande est à son maximum, pourraient s’avérer extrêmement difficiles à gérer pour l’Union européenne », explique Stephen Ellis, analyste de l’énergie et des services publics à Morningstar.
« En réaction à la crise en cours, l’Union européenne a publié un plan général de réduction de la demande de gaz de 15 %, qui entrera en vigueur entre le 1er août 2022 et le 31 mars 2023. Nous considérons que ce plan reflète le fait que l’Union européenne a des options limitées, sinon inexistantes à ce stade. Le plan est un appel immédiat à l’action, mais l’Union européenne s’est réservé le droit d’imposer des réductions obligatoires de la demande si le besoin s’en fait sentir. »
« Entre autres initiatives, il s’agit d’utiliser davantage de charbon, de pétrole ou d’énergies renouvelables s’il y en a, d’imposer des températures plus basses dans les bâtiments publics, et de conclure des accords d’approvisionnement mutuel les divers pays. Ce nouvel effort ne semble pas aller à l’encontre de l’usage fait par certains pays du plafonnement des prix de l’électricité et des remboursements aux consommateurs, qui stimulent la demande plutôt que des réductions », conclut M. Ellis.
Le problème avec les plafonnements de prix
Vendredi dernier, le plan de plafonnement du prix du gaz importé proposé par l’Union européenne s’est heurté à l’opposition des États membres, et cette idée a été mise en veilleuse.
« L’idée d’un plafonnement du prix du gaz, quel que soit comment on l’entend [ce qui n’est toujours pas clair], est source de perplexité à plus d’un titre », commente Massimo Nicolazzi.
« Admettons-le, ce n’est pas comme si l’on se faisait des rabais à soi-même! Qui va dire à l’Algérie que nous avons unilatéralement décidé de payer moins? », demande le professeur. « Et même si ça ne concernait que le gaz russe, ce serait jouer avec le feu. Je ne dis pas que ce n’est pas viable, surtout en cas d’unanimité au niveau européen, mais il y aurait des conséquences. Une d’entre elles pourrait être de forcer Moscou à vraiment fermer le robinet. »
« J’ai toujours prêché pour que si le robinet du gaz venait à se fermer, ce soit notre décision et pas la leur. C’est un pays en développement pour lequel exporter des carburants fossiles est une question de survie. Le problème est que toutes les fois où nous nous déclarons ouvertement menacés ou victimes d’un chantage à la perspective d’une fermeture, le prix augmente », dit M. Nicolazzi.
Même avant la proposition de plafonnement des prix, les États membres étaient irrités de la politique de durcissement de l’Union européenne, observe M. Nicolazzi.
« Rappelez-vous l’histoire du paiement en roubles : si nous nous étions alignés sur la ligne officielle de l’UE, cela ferait de nombreux mois que nous n’aurions plus de gaz. »
Serrons-nous la ceinture
« La seule solution réaliste et réalisable à l’heure actuelle est la rationalisation de la demande et la dissociation du prix du gaz de celui du pétrole, réplique le professeur Nicolazzi. Nous assistons déjà à une destruction de la demande industrielle avec des centaines de sociétés mises au rancart par le niveau du prix de l’énergie. Quant aux foyers, leur prochaine facture pourrait leur donner un choc. »