Pétrole: les gouvernements devraient saisir les opportunités
La Presse Canadienne|Publié le 21 février 2023(Photo: La Presse Canadienne)
Alors que la pandémie de COVID-19 faisait chuter les prix du pétrole à des creux historiques, des courriels obtenus par La Presse Canadienne montrent que Terre-Neuve-et-Labrador se préparait discrètement à ce que deux entreprises abandonnent leurs champs pétrolifères extracôtiers.
Mais trois ans plus tard, le gouvernement constate que ces mêmes entreprises déclarent des bénéfices impressionnants, et les experts rappellent que les provinces productrices de combustibles fossiles devraient s’habituer au concept des montagnes russes et l’utiliser comme levier pour mieux se protéger.
«Nous allons voir plus de situations où les entreprises enregistrent des bénéfices records une année et sont complètement démunies l’année suivante», a déclaré Warren Mabee, directeur de l’Institute for Energy and Environmental Policy de l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario. «Les gouvernements doivent apprendre à travailler avec ce phénomène et à le tourner à leur avantage.»
Avant que la pandémie ne frappe, à l’hiver de 2020, peu de gens envisageaient la fermeture à court terme de l’un des quatre champs pétrolifères au large de la côte est de l’île de Terre-Neuve.
Mais en mai 2020, en pleins confinements, des courriels obtenus grâce à la Loi sur l’accès à l’information montrent que des représentants du gouvernement se préparaient déjà à ce que Suncor et Husky Energy se retirent de projets qui maintiendraient en activité pour les années à venir leurs champs pétrolifères respectifs, Terra Nova et White Rose. Husky a depuis fusionné avec Cenovus.
«Sur la base de la situation économique et de l’incertitude actuelles, il est probable que la prolongation de la durée de vie des actifs ne se poursuivra pas», lit-on dans des notes de présentation du gouvernement sur le champ pétrolifère Terra Nova de Suncor, datées du 30 juin 2020. «Beaucoup d’incertitude quant au moment où les choses reviendront à la normale _ ou à quoi ressemblera cette “nouvelle normalité”.»
Des subventions directes
Les notes indiquaient que si Suncor abandonnait Terra Nova, la province subirait une baisse de 6,5 milliards de dollars (G$) de son produit intérieur brut au cours de la prochaine décennie.
À l’automne 2020, selon les documents, Suncor réévaluait la pertinence de Terra Nova et Cenovus menaçait de mettre fin à ses activités dans cette province.
Le ministre provincial de l’Énergie, Andrew Parsons, déclarait aux médias en octobre 2020 qu’il serait prématuré d’évaluer les coûts de démantèlement que les contribuables devraient assumer. Mais des notes de présentation rédigées un mois plus tôt indiquaient que le gouvernement devrait à Suncor un remboursement de redevances d’environ 157 millions $, payable en 2025, si Terra Nova devait fermer.
Huit mois plus tard, en juin 2021, l’organisme provincial de réglementation du pétrole extracôtier avait préparé un plan de communication au cas où Suncor déciderait de mettre son champ pétrolifère hors service, selon les courriels consultés.
Terre-Neuve-et-Labrador a finalement accordé aux deux entreprises environ 246,5 millions $ en subventions directes, qui provenaient d’un transfert de 320 millions $ d’Ottawa visant à renforcer le secteur des hydrocarbures.
Cenovus a obtenu 41,5 millions $ en décembre 2020 afin de poursuivre les travaux sur un projet qui prolongerait la durée de vie de White Rose. Six mois plus tard, Suncor a reçu 205 millions $ en espèces directes et la province a réduit ses redevances de l’équivalent de 300 millions $ pour que Terra Nova continue à produire.
La semaine dernière, Suncor et Cenovus ont toutes deux affiché des bénéfices importants pour 2022, à 9,1 milliards $ et 11,4 milliards $ respectivement.
Le professeur Mabee a déclaré qu’en rétrospective, il aurait été sage que le gouvernement exige des entreprises le remboursement des subventions si les prix du pétrole devaient rebondir.
«Je dirais que souvent, une entreprise qui reçoit des subventions, lorsqu’elle menace de s’en aller, a l’impression de mener le jeu. Mais en réalité, elle veut la subvention, a-t-il déclaré. Et (ces entreprises) ne veulent normalement pas renoncer aux investissements à long terme.»
Carboneutralité
Alors que la demande d’énergie change et que les pays s’éloignent du pétrole et du gaz, il y aura plus de volatilité pour les prix des combustibles fossiles, a souligné le professeur Mabee, ajoutant que les gouvernements devraient se préparer à des hauts et des bas plus intenses encore. Et une façon de s’en prémunir est de mettre en place des mécanismes pour récupérer leurs subventions ou leurs incitatifs lorsque les marchés rebondissent, estime le professeur.
Sara Hastings-Simon, professeure adjointe à l’Université de Calgary qui étudie les transitions énergétiques, est bien d’accord. «Se contenter d’accorder des subventions et de ne pas les structurer pour les lier au cours du pétrole, ça laisse les gouvernements très exposés, a-t-elle déclaré dans une entrevue. Les citoyens assument les risques lorsque les cours baissent, puis le secteur privé empoche les bénéfices lorsque ça monte.»
Le professeur Mabee souligne aussi qu’en dépit des bénéfices pétroliers records générés par la guerre en Ukraine, certaines entreprises de combustibles fossiles n’ont pas annoncé d’investissements plus importants dans les énergies à faible émission de carbone. Les gouvernements devraient donc subordonner leur aide financière à des investissements vers la carboneutralité, a-t-il déclaré.
«L’industrie pétrolière et gazière doit changer pour nous amener là. Et c’est un levier que nous pourrions utiliser pour contribuer à ce changement», a-t-il déclaré. «C’est le moment. C’est ce moment précis, le processus de subventions, où on a réellement le pouvoir» de faire changer les choses, a-t-il ajouté.