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Philippe Labrecque

Politique et philosophie en entreprise

Philippe Labrecque

Expert(e) invité(e)

Attention avec la révolution des «Top Guns»

Philippe Labrecque|Mis à jour le 18 juin 2024

Attention avec la révolution des «Top Guns»

L’idée que la gestion technocratique et administrative représente la clé de voûte de notre économie domine sans opposition. (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. La séquence des manchettes permet parfois d’entrevoir la structure sous-jacente de notre univers politique et économique, celle qui détermine qui détient le pouvoir à notre époque, aussi involontaire cette séquence soit-elle.

Permettez-moi de faire une brève recension sélective de ces grands titres récents:

  • Le gouvernement du Québec a récemment annoncé la création d’une nouvelle agence gouvernementale nommée Santé Québec, pour laquelle il fallait trouver un ou une «Top Gun» de la gestion pour régler les problèmes de notre système de santé.
  • Dans une veine similaire, un projet de loi était déposé pour créer une agence supplémentaire, soit Mobilité Infra Québec, ce qui devrait impliquer une couche supplémentaire de gestionnaires et d’administrateurs aux administrations du ministère des Transports et des municipalités.
  • La ville de Montréal annonçait la création d’un poste «très exigeant équivalent à celui d’un sous-ministre» de directeur du service diversité et de l’inclusion sociale, car la multiplication des politiques EDI fait en sorte que cet enjeu doit maintenant être géré par une personne ayant des compétences de direction.
  • Une longue liste de hauts fonctionnaires (donc des non-élus) aux salaires mirobolants était publiée par le journal de Montréal.

 

Cette séquence est révélatrice. Elle illustre qu’on conçoit notre société comme un casse-tête à résoudre par l’application de techniques gestionnaires, et ce, par une élite de grands «managers».

L’idée que la gestion technocratique et administrative représente la clé de voûte de notre économie domine sans opposition.

 

La «révolution managériale»

Ce phénomène ne date pas d’hier, et il marque un tournant fondamental de notre économie capitaliste.

Déjà, en 1941, alors que faisait rage la Deuxième Guerre mondiale, James Burnham, dans son essai The Managerial Revolution, entrevoyait l’ascension d’une «classe managériale» (managerial class) dominante.

Qu’est-ce qu’une «classe managériale», me direz-vous?

Succinctement, d’après Burnham, celle-ci est une élite technocratique de gestionnaires qualifiés, exerçant leur pouvoir par l’intermédiaire de bureaucraties élargies d’entreprises et de gouvernements. Une élite qui finirait par occuper les postes stratégiques au sein de l’économie, de la politique et de la culture.

Le pouvoir révolutionnaire de cette classe managériale n’est cependant pas la simple application d’une expertise technique qui, dans une économie qui se complexifie toujours, nous semble évidemment utile et nécessaire.

Le pouvoir révolutionnaire du managérialisme réside surtout dans sa séparation entre la «propriété» et le «contrôle».

Pour Burnham, la révolution managériale représente le transfert de la «propriété» bourgeoise et entrepreneuriale à un «contrôle» managérial.

Bien entendu, ce n’est pas que la propriété n’existe plus ou qu’un entrepreneur ne peut pas posséder son entreprise.

Aux yeux de Burnham, en cédant le contrôle à des gestionnaires, qui souvent émanent d’un groupe élite d’écoles de gestion, la propriété de ces entreprises revient à ces gestionnaires dans les faits.

Surtout, l’influence qui confère la possession «des moyens de production» – pour emprunter un terme marxiste – est à ce moment-là entre les mains des gestionnaires et non des entrepreneurs et fondateurs d’entreprises.

Pour l’historien, cette situation ne représente rien de moins que la fin d’une période d’un capitalisme propulsé par l’entrepreneuriat, alors que les pouvoirs de l’État étaient limités.

Pour Burnham, le New Deal, cette grande phase d’interventionnisme étatique au courant des années 1930 aux États-Unis, aurait marqué le début de la fin de cette ère d’un «capitalisme entrepreneurial» pour entamer le début de l’ère managériale.

L’économie passait graduellement sous l’égide de la classe managériale, soit la gestion des actifs économiques, des entreprises, de l’État, de la consommation et des «moyens de production», pour ne nommer que ceux-ci.

Certains nous diront que l’entrepreneur est encore et toujours au cœur de notre système économique, en citant les grands de la «tech» comme Mark Zuckerberg, Jeff Bezos et Elon Musk.

On pourrait leur répondre que même les grands noms de Silicon Valley n’échappent pas au managérialisme.

Après tout, tôt ou tard, ils doivent passer par un dédale de firmes de gestion, de fonds d’investissement, de professionnels de toutes sortes, de bureaucraties étatiques, de réglementations nombreuses et d’une panoplie d’institutions financières qui déterminent finalement le succès ou l’échec de leur entreprise.

Il ne faut pas confondre l’exception et la règle, après tout.

 

Les gestionnaires Too big to fail

Selon Burnham, la classe dirigeante peut être identifiée en trouvant «ceux dont les intérêts sont principalement servis par l’État».

Un système que certains nomment le «socialisme des riches» – les profits sont privatisés, mais les pertes sont mutualisées par l’entremise de l’État – démontre bien que l’État est aujourd’hui au service d’une certaine classe managériale.

On pourrait y voir la séquence des «bailouts», en 2008, alors que le système financier américain et mondial s’écroulait.

Les grandes firmes financières américaines et leurs équipes respectives des «C-Suite» avaient presque toutes bénéficié de sommes substantielles de l’État dans un plan de sauvetage sans précédent.

Ceci, malgré qu’elles eussent agi de façon téméraire et imprudente, en pleine connaissance de la fraude structurelle en place, qui a mené à une crise économique majeure pendant des années.

Rappelons que pratiquement aucun de ces grands gestionnaires financiers n’a fait face à des accusations légales, alors qu’ils étaient largement responsables de la crise en question.

Difficile de ne pas conclure que «ceux dont les intérêts sont servis par l’État» appartiennent à cette classe managériale.

 

Impuissance managériale

L’idée ici n’est pas de critiquer les gestionnaires individuellement, ce qui représenterait une lecture erronée de l’idée de Burnham et de la «révolution managériale».

Il s’agit plutôt de prendre conscience de notre dépendance au sein d’un discours qui engendre puis nourrit une dépendance psychologique et une certaine impuissance démocratique, alors qu’on en vient à imaginer que notre bien-être collectif dépend de quelques «Top Guns» de la gestion.

Pis encore, une certaine division s’opère au sein de cette classe managériale qui a tendance à s’auto-engendrer dans les plus hautes sphères de notre économie ainsi que dans notre système politique et social même.

Si notre économie est impensable sans gestionnaires qualifiés, il serait opportun de se rappeler que notre situation est largement le résultat de la montée inexorable de cette élite managériale.

Dans l’endettement stratosphérique, les crises financières nombreuses, la stagnation des niveaux de vie, la situation environnementale ou la financiarisation totale de l’économie mondiale, on retrouve le pouvoir de cette élite gestionnaire.

Avant d’ajouter une strate de gestionnaires, aussi compétents peuvent-ils être individuellement, il faudrait peut-être se rappeler que la classe managériale n’a pas toutes les réponses à nos problèmes.

Elle peut aussi en être la source.