Blocages: des camionneurs envisagent de changer de métier
La Presse Canadienne|Publié le 22 février 2022Les Canadiens d’origine sud-asiatique constituent un axe majeur du secteur. Ils représentaient 16% des camionneurs en 2021, contre seulement 2% 25 ans plus tôt, selon les données de Statistique Canada. (Photo: La Presse Canadienne)
Transportant une charge de produits pour la chaîne d’épiceries Sobeys, Nihal Singh s’est arrêté à un poste de contrôle frontalier dans le nord du Montana, à la fin du mois dernier, pour constater que la route était bloquée par des poids lourds de l’autre côté.
Des semi-remorques et des manifestants ont barré la route à Coutts, en Alberta, alors qu’ils manifestaient contre la vaccination obligatoire, retenant Singh pendant près de deux jours. Il n’était que l’un des conducteurs de centaines de véhicules arrêtés par le barrage.
Après plus de 24 heures, lui et un groupe d’autres camionneurs canadiens d’origine sud-asiatique ont approché les autorités pour savoir quand ils pourraient traverser la frontière.
«C’est à ce moment-là qu’un autre gars est sorti de son camion et il était, genre, raciste. Il disait: « Retournez dans votre camion, retournez en Inde »», se souvient le chauffeur de 28 ans originaire d’Edmonton.
Perturbé, il s’est mis en route avec son co-conducteur vers un autre poste frontalier — une option indisponible pour certains, puisque les chargements surdimensionnés ne peuvent passer que par certains points de contrôle — sur un itinéraire qui a ajouté plus de 500 kilomètres à leur voyage. Ce retard les forçait à manquer leur prochain chargement, ce qui leur a ultimement coûté une semaine de travail — près de 6000 $ à eux deux.
Singh envisage maintenant de quitter l’industrie du camionnage. La frustration et le dégoût suscités par les récents blocages et campements à Ottawa pourraient être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, déjà rempli par d’autres inquiétudes allant des salaires à la sécurité routière, en passant par l’isolement social et les conditions de travail épuisantes.
«J’ai eu de très mauvaises expériences ces derniers mois», a-t-il expliqué.
Si Nihal Singh et d’autres finissent par partir, ils quitteront un secteur déjà désespérément à court de main-d’œuvre.
Le taux de postes vacants chez les camionneurs a atteint un sommet historique de près de 23 000 au troisième trimestre de 2021, selon les chiffres de Statistique Canada. Les jeunes conducteurs, les femmes et les travailleurs à l’âge de la retraite ont quitté le secteur en masse au cours des deux dernières années, selon la firme Trucking HR Canada, qui projette quelque 55 000 postes vacants en 2023.
La demande de chauffeurs a grimpé en flèche pendant la pandémie, car une augmentation des achats en ligne a entraîné une hausse correspondante des livraisons. Pendant ce temps, le nombre de travailleurs entrant dans l’industrie diminue depuis des années en raison d’une confluence de facteurs, notamment la stagnation des salaires, l’évolution des schémas de travail et les polices d’assurance prohibitives qui empêchent les nouveaux conducteurs de gagner leur vie.
Les Canadiens d’origine sud-asiatique constituent un axe majeur du secteur. Ils représentaient 16% des camionneurs en 2021, contre seulement 2% 25 ans plus tôt, selon les données de Statistique Canada. Dans des villes comme Toronto et Vancouver, ils représentent plus de la moitié des conducteurs.
Ils appartiennent également à une communauté dont le taux de vaccination est élevé, ce qui contraste avec la colère suscitée par la vaccination obligatoire pour le passage des frontières exprimée par une petite partie de l’industrie.
Statistique Canada a noté l’année dernière qu’une plus grande proportion de Canadiens d’origine sud-asiatique se disait disposée à se faire vacciner que la population en général. La ville de Brampton, en Ontario, qui compte une forte concentration de résidents avec des racines en Inde et au Pakistan, affiche un taux de vaccination de 92,5% chez les personnes de cinq ans et plus.
Ni écoutés ni représentés
Le «convoi de la liberté» autoproclamé a été appuyé dès le départ par des participants avec divers griefs — dont plusieurs n’étaient pas liés aux mesures pandémiques imposées aux camionneurs. Il a ainsi été soutenu par divers acteurs, allant des agitateurs du drapeau confédéré à Donald Trump Jr., ce qui a conduit certains membres de l’industrie à réévaluer leur place en son sein.
Le camionneur albertain Lovepreet Singh, qui a manqué une semaine de travail en raison du barrage de Coutts, affirme que le mouvement anti-vaccin n’a aucune résonance pour lui et que des préoccupations telles que les conditions de travail et le vol de salaire sont beaucoup plus centrales, mais attirent peu d’attention.
«Ils ne veulent même pas écouter notre opinion (…) C’est “retournez dans votre pays” et des trucs comme ça», déplore Lovepreet Singh au sujet des commentaires auxquels il a été confronté près de Coutts et en ligne.
De son côté, Kulpreet Singh, fondateur de la South Asian Mental Health Alliance, a lancé une campagne de sociofinancement sur GoFundMe pour les camionneurs afin d’aider une communauté qui, selon lui, se sent impuissante face aux voix de la droite alternative liées aux manifestations.
«Certainement, lorsque vous ne vous sentez pas représenté dans un mouvement qui prétend parler pour vous, cela peut être décourageant. Ainsi, même si certains membres de la communauté sud-asiatique se sont alignés sur le conflit, ils sont très peu nombreux», a noté Kulpreet Singh.
Monty Chrysler, qui a pris sa retraite l’année dernière en tant que responsable de la formation chez International Truckload Services, établie en Ontario, a fait valoir que l’association de quelques centaines de camionneurs avec les blocages pourrait avoir «un effet important» sur le recrutement.
Dans le sillage des croix gammées et autres symboles haineux brandis dans les rues d’Ottawa — maintenant plus calmes après l’opération policière du week-end — d’autres pourraient se sentir enhardis d’insulter verbalement les Canadiens d’origine sud-asiatique au volant.
«Ma seule inquiétude est qu’il puisse y avoir de la haine ou de la discrimination dans les prochains jours», a admis Gagan Singh, de la United Truckers Association de la Colombie-Britannique.