Bombardier Transport bientôt une filiale d’Alstom. Voici pourquoi
L'économie en version corsée|Publié le 14 février 2020L'homme clé, c'est le Français Martin Bouygues. (Photo: Getty Images)
CHRONIQUE. Ça y est, l’A220, c’est fini pour Bombardier. Totalement fini. Le «fleuron de l’aéronautique» québécois s’est définitivement retiré de son projet chéri CSeries, contraint qu’il était d’éponger en partie sa lourde dette de 9 milliards de dollars américains.
Une page se tourne, donc. Mais ce n’est pas tout. Une autre page est sur le point d’être tournée par Bombardier, celle de sa division Transport. Et cela devrait se produire la semaine prochaine, peut-être même lundi.
Comment puis-je avancer une telle chose? C’est que nombre de signaux faibles indiquent que c’est bel et bien le scénario le plus vraisemblable. Comme vous allez vous en rendre compte par vous-même…
Ce n’est un secret pour personne, Bombardier et Alstom sont en négociation «depuis plusieurs semaines» concernant l’acquisition de Bombardier Transport par le géant français du transport ferroviaire, connu pour fabriquer le TGV. Ces discussions se sont révélées fructueuses puisque des sources proches de la négociation, qui tiennent à rester anonymes, indiquent que «l’entente est bouclée à 95%», que ce n’est plus «qu’une question de détails», que l’annonce devrait être faite «dans quelques jours».
Autrement dit, il y a bel et bien un accord, mais il n’est pas encore avalisé par toutes les personnes concernées. Quel est le dernier «go» à obtenir? Celui d’un homme, incontournable dans cette négociation, le magnat français Martin Bouygues.
Qui est Martin Bouygues? C’est le PDG du groupe Bouygues, fondé par son père Francis. Un groupe présent dans une multitude de secteurs d’activités, les trois principaux étant l’immobilier (Bouygues Construction, Bouygues Immobilier et Colas), les télécommunications (Bouygues Telecom) et les médias (la chaîne télévisée TF1). En 2006, Bouygues a acquis la participation de 21% de l’État français dans Alstom, et en est ainsi devenu l’actionnaire principal. Aujourd’hui, cette part est estimée à quelque 15%.
Autrement dit, si Alstom veut mettre la main sur Bombardier Transport, il lui faut le feu vert de Martin Bouygues. Et l’entente conclue est justement entre ses mains, en ce moment même : il doit réunir de manière extraordinaire le conseil d’administration du groupe Bouygues dans les prochains jours – peut-être cette fin de semaine, sinon en tout début de semaine prochaine –, puis parapher le document dans la foulée.
Cela va-t-il se faire? Il semble que oui. C’est que, toujours selon des sources anonymes qui se sont confiées aux médias français, il est demandé une concession à Bouygues que certains refuseraient de faire, mais qu’accepteront sûrement Bouygues et son CA. Explication.
La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) est actionnaire à hauteur de 30% de Bombardier Transport. Compte tenu de sa double mission de préserver les avoirs et les emplois des Québécois, elle n’acceptera la vente de Bombardier Transport qu’à condition de:
– Faire un bon coup financier;
– Sauvegarder les emplois de Bombardier Transport au Québec, soit grosso modo les 350 emplois de l’usine de La Pocatière.
Résultat? La Caisse exigerait le maintien de La Pocatière pour nombre d’années encore ainsi que de devenir le premier actionnaire d’Alstom, devant Bouygues. Oui, vous avez bien lu : devant Bouygues.
Or, il se trouve que cela ne dérange guère Martin Bouygues. En effet, s’il avait investi dans Alstom, c’était avant tout pour sauver le groupe français de la mouise, à un moment où celui-ci était en grande difficulté financière. Il n’est donc pas attaché à cet investissement plus que ça. Bien au contraire, il a glissé ici et là, ces dernières années, qu’il cherchait le bon moment pour se départir de sa part d’Alstom.
À noter, en passant, une petite anecdote révélatrice du fait que Martin Bouygues voit d’un bon œil cette transaction… Au début des années 2010, Laurent Beaudoin était encore président du CA de Bombardier et un rapprochement, en coulisses, avait été entrepris entre Bombardier Transport et Alstom. Ni une ni deux, Martin Bouygues avait prié Patrick Kron, à l’époque PDG d’Alstom, de monter dans son jet privé et de voler ensemble toute la nuit en direction de Montréal. Arrivés au petit matin, les trois hommes d’affaires se sont rencontrés et ont parlé franchement de la transaction. Celle-ci a avorté pour une raison, une seule : Laurent Beaudoin voulait une fusion entre égaux, et rien d’autre; ce qu’Alstom ne pouvait imaginer une seule seconde. Fin de la discussion. Mais il en est ressorti que Martin Bouygues, l’homme entre les mains duquel se trouve l’actuelle entente, est on ne peut plus disposé à ce qu’une transaction ait lieu…
Bref, Martin Bouygues et son CA vont sauter sur l’occasion qui se présente. Pour eux, ce n’est pas un problème de devenir le numéro 2 d’Alstom. Quant à Alstom, ça n’en est pas un non plus puisque leur nouvel actionnaire principal – la Caisse – serait un actionnaire stable, ce que n’était plus franchement Bouygues.
Par conséquent, la Caisse devrait devenir l’actionnaire majoritaire d’Alstom à hauteur de 10%, selon les mêmes sources. Quant à Bouygues, sa part devrait passer en dessous de la barre des 10%. Si bien qu’Alstom, avec sa division Bombardier, deviendrait le numéro 2 mondial de l’industrie ferroviaire, avec un chiffre d’affaires combiné évalué à 15 milliards d’euros (21,6 G$), derrière le géant chinois CRRC, dont le chiffre d’affaires est estimé à 30 G€ (43,1 G$).
Un groupe français dirigé par un Français depuis la France
Je l’ai dit, quelques menus détails restent à régler. On l’a vu, Martin Bouygues et son CA n’en sont pas vraiment un. En restent quelques autres, purement techniques. L’un d’eux concerne le carnet de commandes de Bombardier Transport.
Quel est le problème? Les négociateurs du côté d’Alstom discutent sa «justesse», toujours selon les mêmes sources. Regardons ça ensemble…
À la fin de 2019, le carnet de commandes de Bombardier Transport était évalué à 46,5 G$, et celui d’Alstom, à 62,6 G$. On pourrait dire qu’ils sont «comparables», en ce sens que la différence est certes «conséquente», mais pas «énorme». Mais voilà, aux yeux des Français, les Québécois ont boosté leur carnet de commandes depuis un an et demi, en signant même des contrats «peu rentables». Comme si l’objectif avait été de grossir le plus possible le carnet de commandes de manière «dangereuse», et même – qui sait? – peut-être bien dans l’optique de faire grossir son prix en cas de prochain rachat par un concurrent…
Vous voyez, il y avait là matière à discussion lors d’une négociation. C’est d’ailleurs ce qui a eu lieu, et ce qui est maintenant quasiment réglé, semble-t-il.
«Alstom est en position de force, car Bombardier est vraiment coincé par son endettement élevé, a dit hier à la chaîne française BFMTV Arnaud Aymé, associé, spécialiste des transports, du cabinet-conseil Sia Partners. Voilà pourquoi la fusion ne peut plus être entre égaux, comme cela avait pu être envisagé un jour.»
Et d’ajouter : «Cette transaction a surtout une dimension européenne, non pas canadienne, a-t-il dit. Le siège social de Bombardier Transport est à Berlin, en Allemagne. Et ses principales installations sont en Allemagne et en France. En conséquence, cette transaction fait particulièrement du sens aux yeux de Bombardier car son impact social – réduction de coûts fixes, etc. – sera minime au Québec.»
Il faut comprendre que l’opération aura inévitablement un coût social. Par exemple, on peut imaginer une fusion des opérations de R&D d’Alstom et de Bombardier Transport, ou encore des opérations de commercialisation. Mais tout cela concernera surtout des emplois en Europe.
Le principe est simple : il s’agira de renforcer un groupe français dirigé par un Français depuis la France. Et croire autre chose serait se leurrer lourdement – un peu à l’image de ceux qui, naïfs, avaient applaudi lors du don gratuit de la CSeries à Airbus alors qu’il était clair qu’on venait de faire entrer le loup dans la bergerie…
Bon. Pour finir de convaincre ceux qui douteraient encore, je me permets de faire deux citations:
– «L’acquisition de Bombardier Transport? Il y aura de toute façon un mouvement de consolidation dans le secteur ferroviaire. Ce que je peux vous dire concernant Alstom, c’est qu’il en est l’un des groupes les plus puissants en termes de compétences, de technologies et de savoir-faire. C’est un groupe solide, qui a de belles perspectives devant lui», a dit Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie, à la fin de janvier.
– «Le rachat de Bombardier Transport par Alstom? Eh bien, pourquoi pas?», a confié Danny Di Perna, le président de Bombardier Transport, aux employés de l’usine de Crespin, en France, lors de sa visite à la fin de janvier. Une opération qui n’est pas forcément mal vue par les employés de Bombardier de l’usine de Crespin : «C’est peut-être une opportunité. Plus on est gros, plus on aura la chance de remporter de gros contrats», a dit au quotidien La Voix du Nord Pascal Lussiez, secrétaire de section, du syndicat CFDT, de Bombardier.
On le voit bien, tous les voyants sont au vert. Il est clair que ce n’est donc qu’une question de jours avant que l’opération ne soit bouclée.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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