Chaînes logistiques mondiales: une «chorégraphie» perturbée
François Normand|Édition de la mi‑septembre 2021(Photo: Martin Flamand)
APPROVISIONNEMENT. Le quincaillier américain Home Depot pâtit tellement de la pénurie de conteneurs qu’il a pris les grands moyens pour réduire la pression sur ses activités : il a affrété un bateau pour gérer lui-même ses approvisionnements de boîtes métalliques en provenance de l’Asie. «Nous avons un navire qui sera uniquement à nous, et il fera des allers-retours uniquement pour Home Depot», a déclaré le président et chef de l’exploitation Ted Decker dans une interview accordée en juin à la chaîne d’affaires américaine CNBC.
À la mi-août, le géant du commerce de détail Walmart a emboîté le pas à Home Depot.
Au moment de la publication des résultats, les dirigeants ont indiqué que le détaillant affréterait désormais des navires pour s’assurer qu’il dispose d’une capacité de fret suffisante afin de répondre à la demande durant la haute saison.
Home Depot et Walmart ont pris cette décision en raison de la congestion dans les ports, de la pénurie de conteneurs et de la pandémie de COVID-19, qui ralentit le transport maritime partout sur la planète.
Même si cette stratégie entraîne des coûts et qu’elle n’est la panacée, elle permettra néanmoins aux deux entreprises de mieux gérer leurs risques logistiques, à commencer par les risques de retards ou de ruptures de stock dans leurs magasins.
L’enjeu est de taille pour le quincaillier et le géant du commerce de détail. Sur le plan du volume, Walmart et Home Depot sont respectivement le premier et le troisième importateur de conteneurs océaniques des États-Unis, selon le plus récent classement annuel du Journal of Commerce, un média américain consacré au commerce international.
Dans le monde entier, les chaînes logistiques (les activités d’approvisionnement, mais aussi de commercialisation) des entreprises sont perturbées depuis le début de la pandémie.
Quand le coronavirus s’est propagé à l’ensemble de la planète au printemps de 2020, les gouvernements, les entreprises et les consommateurs se sont empressés d’acheter des équipements, des produits médicaux et des biens liés au télétravail.
La COVID-19 a ainsi interrompu la « chorégraphie » du transport de marchandises, car la demande normale de conteneurs (biens, composants, équipements, etc.) ne correspondait plus à l’offre en matière de quantité, de lieu et du moment requis.
Les chaînes logistiques mondiales que les armateurs maritimes avaient mis des décennies à mettre en place — en s’adaptant graduellement à la demande mondiale, à la saisonnalité et aux cycles de productions de millions d’entreprises — se sont donc désynchronisées.
Le blocage du canal de Suez, ce printemps, n’a fait qu’aggraver la situation.
Plus d’un an et demi après le début de la pandémie, les chaînes demeurent perturbées, en raison de milliers de conteneurs qui sont encore bloqués au mauvais endroit, rapporte le magazine Forbes. Par exemple, de nombreux conteneurs qui ont transporté des millions de masques vers des pays d’Afrique et d’Amérique du Sud au début de la pandémie restent vides et non récupérés, car des transporteurs maritimes ont concentré leurs navires sur leurs routes Asie-Amérique du Nord-Europe les plus rentables.
Un «chaos» dans les chaînes logistiques
Plusieurs entreprises du Québec pâtissent de ce problème. C’est le cas des Industries Dorel, un fabricant montréalais de biens de consommation allant des sièges d’automobiles aux bicyclettes en passant par les meubles résidentiels. Au deuxième trimestre de 2021, l’entreprise a perdu des ventes en raison du « chaos » dans les chaînes logistiques, a indiqué en août le chef de la direction de l’entreprise, Martin Schwartz, lors d’une conférence pour discuter des résultats, couverte par La Presse canadienne.
« Nous avons des sous-traitants qui ne parviennent pas à produire les pièces dont nous avons besoin, parce qu’ils ont pris du retard dans leur production, a-t-il déclaré. Il y a aussi la pénurie de conteneurs maritimes qui fait en sorte que nous n’arrivons pas à acheminer toutes nos pièces. »
Malgré ses déboires logistiques, Dorel a doublé son bénéfice net par rapport au deuxième trimestre de 2020. Jointe par Les Affaires, la société a décliné notre demande d’interview qui avait pour but de savoir comment elle tentait de réduire concrètement l’effet de ces deux problèmes sur ses activités.
Cette question semble pour le moins délicate pour certaines entreprises. Deux importateurs du Québec — dont un bien connu des Québécois — que nous avons contactés ont également refusé de discuter de leurs stratégies afin de limiter l’effet des perturbations sur leurs chaînes d’approvisionnement.
Les spécialistes en logistique confirment que la situation est difficile. « La gestion de la chaîne d’approvisionnement reste encore un défi pour les entreprises québécoises », affirme au du fil Christian Sivière, président de Solimpex, une firme montréalaise de consultation et de formation en commerce international. Il souligne que l’industrie automobile canadienne en souffre particulièrement, et ce, en raison d’un manque de semi-conducteurs que l’on retrouve de plus en plus dans nos véhicules — de 30 à 50 par véhicule, présents dans les composants électroniques. « Ce manque de pièces affecte les exportations vers les États-Unis. Cela rallonge les délais et complique les choses », souligne Christian Sivière.
En février seulement, les exportations canadiennes de voitures et de pièces automobiles dans le monde (incluant le marché américain) ont chuté de 10,2 %, selon Statistique Canada.
Explosion des prix depuis un an
Les prix du transport représentent aussi tout un casse-tête pour les entreprises, car ils sont très élevés actuellement.
Le 10 septembre, l’indice Baltic Exchange Dry, qui fournit une référence pour le prix du transport maritime des principales matières premières dans le monde, a atteint 3 881 points, soit une valeur 163 % plus élevée qu’il y a un an.
Le 9 septembre, l’indice composite World Container de Drewry, une firme de recherche spécialisée dans le secteur maritime, s’est élevé à 10 083 $ US par conteneur de 40 pieds, soit un prix 309 % plus élevé qu’à la même période l’an dernier.
L’explosion des profits des transporteurs maritimes illustre avec éloquence à quel point les prix sont anormalement élevés à l’heure actuelle. Hapag-Lloyd, l’un des plus grands transporteurs maritimes du monde, qui est très actif dans le port de Montréal, a enregistré au premier semestre de 2021 des profits supérieurs à tous ceux réalisés depuis 10 ans, souligne le Financial Times de Londres.
Ainsi, dans un communiqué de presse, la multinationale allemande indique qu’elle a réalisé des profits de 2,7 milliards d’euros (4,1 G$ CA) lors des six premiers mois de l’année, alors qu’au cours des dix dernières années, ses profits ont totalisé à 977 millions d’euros (1,4 G$ CA), selon l’analyse du quotidien britannique.
Alain Létourneau, PDG de Prograin, un exportateur de soya de Saint-Césaire, en Montérégie, qui vend la production d’agriculteurs québécois en Asie et en Europe, confie que la hausse des prix du transport exerce une pression négative importante sur les marges de l’entreprise. « Nous sommes en négociations avec des clients en Asie pour voir comment nous pouvons partager cette hausse des coûts de transport », dit-il.
Ce printemps, Prograin avait de la difficulté à trouver des conteneurs vides au port de Montréal ou ailleurs au Canada. Alain Létourneau note toutefois une embellie depuis quelques semaines. « La situation s’est améliorée depuis le mois de mars, mais il y a encore de petits problèmes d’approvisionnement », admet-il.
Nouvelle offre de transport maritime
L’augmentation graduelle de l’offre de transport maritime est sans doute pour quelque chose dans cette embellie récente.
Par exemple, en juillet, China United Lines (CU Lines), un transporteur maritime chinois traditionnellement concentré sur le marché intra-asiatique, a lancé un nouveau service, le Trans-Pacific Express (TPX), pour desservir le marché américain. Le premier voyage sur cette nouvelle ligne a acheminé des conteneurs du port de Shanghai au port de Los Angeles. En février, attirée par l’explosion des prix du transport, CU Lines avait aussi lancé un service pour desservir le marché européen.
Pour autant, cette crise des chaînes logistiques mondiales défie le jeu de l’offre et de la demande observé ces dernières décennies, soulignent des spécialistes.
En effet, au lieu de baisser en raison d’une offre supplémentaire, les prix demeurent élevés, voire augmentent dans certains cas, souligne l’analyste Simon Heaney, de Drewry, dans un entretien à « Loadstar », un média britannique spécialisé dans les chaînes logistiques.
« Auparavant, les nouveaux entrants sur un marché déstabilisaient souvent les échanges, entraînant une réduction des taux de fret, mais nous ne nous attendons pas à ce que cela se produise dans ces conditions, où la perturbation de la chaîne d’approvisionnement fait augmenter les prix plutôt que les moteurs traditionnels tels que l’offre et la demande ainsi que la concentration du marché. »
Espoir à l’horizon: un changement de la demande
Les importateurs — et, du reste, les exportateurs — continueront donc d’évoluer dans un environnement incertain, où les délais, les ruptures de stock et les factures de transport salées seront monnaie courante dans un avenir prévisible.
« Personne n’ose se prononcer sur une sortie de crise, admet Jacques Roy, spécialiste en gestion de la chaîne logistique à HEC Montréal. Pour ma part, je pense que les prix vont demeurer élevés. »
À ses yeux, les prix pourraient toutefois commencer à diminuer lorsque la demande mondiale reviendra davantage à la normale, c’est-à-dire quand les gens recommenceront à voyager à l’étranger et à réduire leurs achats de biens de consommation.
La majorité des gens doivent respecter un budget. Par conséquent, si vous dépensez davantage pour aller passer une semaine à Paris, vous avez nécessairement moins d’argent pour vous gâter au magasin du coin ou sur un site en ligne.
Si vous multipliez ainsi ce comportement par des centaines de millions de consommateurs sur la planète, vous assisterez à une réduction de la demande mondiale de biens de consommation. Mais aussi de la demande de transport maritime, car une quantité importante des biens achetés en Amérique du Nord sont importés.
Cette mécanique économique pourrait toutefois prendre encore bien du temps à se mettre en place. La pandémie de COVID-19 est loin d’être terminée étant donné le faible taux de vaccination dans les pays non développés.
Si la campagne de vaccination va bon train au Québec et ailleurs en Occident, elle traîne la patte ailleurs dans le monde, selon le site Our World in Data.
À la mi-septembre, 42 % de la population mondiale (pour la plupart dans les pays développés) avaient reçu au moins une dose de vaccin contre la COVID-19, et 29,9 % de la population était pleinement vaccinée. En revanche, dans les pays à faibles revenus, seulement 1,9 % des gens avaient reçu au moins une dose.