L'ex-président américain George W. Bush s'adressant à la nation à bord du porte-avions nucléaire USS Abraham Lincoln le 1er mai 2003. Bush avait alors déclaré que les combats majeurs en Irak étaient terminés, les qualifiant de «victoire dans une guerre contre le terrorisme». (Photo: Getty Images)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Les entreprises actives à l’international l’ont constaté depuis une vingtaine d’années: le monde est moins stable et plus imprévisible, ce qui accroît les risques de perturbation dans leur chaîne logistique. Si cette incertitude tient à plusieurs facteurs, l’un d’entre eux est un «moment fondateur»: l’invasion illégale de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni, en 2003, car elle a provoqué «une rupture avec l’ordre international».
Voilà la thèse que soutient et explique le spécialiste en relations internationales Jocelyn Coulon, dans son nouvel essai Mémoires: le cours de l’Histoire, qu’il vient de publier aux éditions Somme Toute Le Devoir.
En mars 2003, sans mandat de l’Organisation des Nations Unies (ONU), les armées américaine et britannique ont attaqué l’Irak sous le faux prétexte que le pays développait des armes de destruction massive.
Cette invasion – à laquelle le Canada a refusé de participer et qui a été dénoncée par d’autres pays comme la France et l’Allemagne – a provoqué la chute du régime du dictateur Saddam Hussein, déstabilisant durablement cette région du Moyen-Orient.
Jocelyn Coulon est une figure bien connue dans les médias depuis une trentaine d’années, où il signe des tribunes régulièrement.
Ancien responsable de l’information internationale au quotidien Le Devoir de 1987 à 1998 (spécialiste de l’ONU et des questions militaires), il a par la suite dirigé des centres de recherche et de formation sur le maintien de la paix, en plus d’être conseillé principal de l’ex-ministre libéral des Affaires étrangères du Canada, Stéphane Dion, en 2016-2017.
Auteur d’une dizaine d’essais, Jocelyn Coulon est aujourd’hui rédacteur en chef du blogue du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM).
Dans le domaine de l’analyse des affaires internationales, Jocelyn Coulon a une perspective assez unique en raison de son parcours qui l’a amené à visiter une soixantaine de pays sur tous les continents, en plus d’avoir côtoyé des militaires, des ONG et des diplomates.
Aussi, que ce soit dans ses essais ou dans ses tribunes, ses analyses se caractérisent par une profondeur et des propos nuancés.
Les Mémoires n’y échappent pas, d’autant plus qu’il y raconte à la fois son histoire personnelle et professionnelle, tout en nous faisant revivre l’histoire du monde depuis sa naissance en 1957.
C’est pourquoi son constat voulant que l’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis et le Royaume-Uni soit «le moment fondateur de la rupture avec l’ordre international» de l’après-guerre mérite une attention particulière des entreprises actives à l’international.
Les États-Unis et le Royaume-Uni hors-la-loi
«Les deux puissances anglo-saxonnes, créatrices et bénéficiaires de l’ordre international instauré au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, sont sorties de la légalité et ont usé de la force pour imposer leur volonté. Elles ont envoyé le message à la communauté internationale que lorsqu’on est puissant, on est intouchable, et lorsqu’on est intouchable, on peut faire ce qu’on veut sans crainte de représailles», écrit Jocelyn Coulon dans son livre.
Selon lui, en s’affranchissant ainsi du droit international (par exemple, l’ONU a autorisé l’invasion de l’Afghanistan à la suite des attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis), Washington et Londres ont ainsi donné une légitimité à des interventions unilatérales ailleurs dans le monde.
Jocelyn Coulon souligne que ce geste «ne pouvait pas passer inaperçu» auprès des autres acteurs importants de la communauté internationale.
«À partir de cet instant, qu’est-ce qui empêchait la Russie de s’emparer de territoires en Géorgie et en Ukraine ou la Chine de faire de même avec certaines îles en mer de Chine ou, éventuellement, à Taïwan?», s’interroge le spécialiste en maintien de la paix.
Une vingtaine d’années après l’invasion de l’Irak, il est difficile de ne pas se rallier à la thèse de Jocelyn Coulon, même si d’autres facteurs peuvent sans doute expliquer l’instabilité croissante dans le monde.
L’Europe orientale est le théâtre d’une guerre d’une envergure inédite depuis la Deuxième Guerre mondiale, et ce, en raison de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022.
Le Moyen-Orient est plus instable depuis 2003. Avant le renversement de Saddam Hussein, l’Irak était en quelque sorte un contrepoids à la puissance de l’Iran. Aujourd’hui, le régime des Mollahs, via ses proxys comme le Hamas à Gaza ou le Hezbollah au Liban, est un acteur perturbateur dans la région.
En Asie-Pacifique, la Chine pourrait tenter d’imposer un blocus naval autour de Taïwan ou tenter d’envahir l’île qu’elle considère comme une province renégate dans les prochaines années.
Ancien responsable de l’information internationale au Devoir de 1987 à 1998, Jocelyn Coulon a par la suite dirigé des centres de recherche et de formation sur le maintien de la paix. (Photo: Philippe Calvo)
Une «alliance» anti-occidentale en formation
Sur la grande plaque continentale de l’Eurasie, une alliance informelle s’est formée entre la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord afin de contester l’ordre international mis en place par les Américains et leurs alliés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
On ne parle pas ici d’une alliance militaire avec la cohérence de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), par exemple.
Néanmoins, ces quatre pays collaborent de plus en plus entre eux.
Par exemple, la Chine achète plus que jamais les hydrocarbures russes. La Russie importe de plus en plus de technologies de la Chine. L’Iran vend des drones à la Russie qui sont utilisés en Ukraine. Enfin, Moscou achète des armes au régime nord-coréen.
Bref, nous sommes loin du multilatéralisme qui prévalait après la chute du mur de Berlin et de la dislocation de l’ex-Union soviétique, aux tournants des années 1990, malgré le bref moment unipolaire où les États-Unis ont dominé le monde sans réelle opposition.
Faut-il pour autant conclure que le multilatéralisme est mort et enterré définitivement?
En entrevue à Les Affaires, Jocelyn Coulon affirme que le multilatéralisme existe toujours. Il rappelle qu’il a connu «des hauts et des bas» depuis la fondation de l’ONU en 1945, sans parler de la guerre froide qui a «souvent paralysé son fonctionnement», surtout aux Nations Unies.
«Depuis quelques années, nous sommes entrés dans une période de turbulences. En même temps, le multilatéralisme continue de fonctionner, même au Conseil de sécurité, où il arrive que des résolutions soient adoptées à l’unanimité. Mais cela n’intéresse pas les médias. Donc, nous allons vivre une époque difficile, mais nous n’avons pas le choix, il faudra revenir à une plus grande coopération tôt ou tard», insiste le spécialiste en relations internationales.
Le Sud Global sera incontournable
À ses yeux, il faudra aussi tenir compte de plus en plus des pays du «Sud Global» à l’avenir.
Le Sud Global regroupe des pays hétérogènes, ouverts et hostiles aux Occidentaux, parfois ennemis entre eux, et dont les régimes politiques et les niveaux de vie sont très différents. Ils ne parlent donc pas d’une seule voix, même s’ils partagent des intérêts communs, à commencer par vouloir contribuer davantage à l’organisation du monde.
Selon Jocelyn Coulon, la Chine et l’Inde – deux puissances rivales – sont deux beaux exemples du monde en «recomposition» en raison de la montée du Sud Global.
«Que disent ces deux puissances? Elles prennent le monde tel qu’il est. Elles ne jugent pas et sont prêtes à faire des affaires avec n’importe quel État, quel que soit son type de régime. Elles exigent le respect de la souveraineté des États. Elles ont leur vision de la démocratie et des droits de la personne. Elles travaillent à l’instauration d’un ordre mondial multipolaire dans lequel les États non occidentaux ont davantage leur mot à dire. Crédible ou pas, ce message se vend plutôt bien auprès des pays du Sud», explique-t-il.
Le Sud Global ne demanderait qu’une chose, d’après Jocelyn Coulon: que son émergence économique, technologique, militaire, diplomatique et culturelle «ne soit pas considérée comme une menace, mais reconnue comme un apport à l’édification du monde actuel et futur».
Malgré tout, l’émergence de puissances dans le Sud Global, à commencer par la Chine, est vue comme une menace par plusieurs pays comme les États-Unis, mais aussi par des pays du Sud Global qui se sont d’ailleurs rapprochés de Washington.
C’est notamment le cas du Vietnam et des Philippines, qui craignent les velléités de Beijing dans la mer de Chine méridionale.
Avec les points chauds qui se multiplient sur la planète, les entreprises actives à l’international devront apprendre à évoluer dans un monde moins stable et plus imprévisible.
C’est leur nouvelle réalité qui perdurera dans un avenir prévisible, du moins jusqu’à ce que l’ordre international miné par les Américains en 2003 se recompose pour accoucher d’un nouvel ordre international.
Un nouvel ordre international qui, espérons-le, sera plus stable et moins imprévisible pour les entreprises.
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