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De ministre du numérique à stratège du numérique

Diane Bérard|Édition de la mi‑juin 2019

AGENT DE CHANGEMENT. Axelle Lemaire a été secrétaire d'État au numérique, en France. Depuis 2018, elle dirige ...

AGENT DE CHANGEMENT. Axelle Lemaire a été secrétaire d’État au numérique, en France. Depuis 2018, elle dirige Terra Numerata, la plateforme de la firme-conseil en stratégie Roland Berger, qui permet aux entreprises de partager leurs expériences en numérique. Elle était de passage à Montréal pour rencontrer des jeunes pousses.

DIANE BÉRARD – Plusieurs personnalités du milieu des affaires font le saut en politique. Vous avez fait le chemin inverse. Qu’apportez-vous du monde politique ?

AXELLE LEMAIRE – Probablement un sens de l’engagement, un souci du bien commun et une acceptation de la complexité. Je souhaite apporter à mes clients une vision d’un monde complexe où on ne peut pas prendre des décisions sans appréhender les retombées sur tous les acteurs.

D.B. – Vous évoquez souvent la nécessité de réhabiliter le temps long. Pourtant, votre univers, le numérique, carbure aux innovations de rupture qui cassent les modèles existants…

A.L. – Les termes «disruption» et «rupture» m’agacent. L’impératif de l’innovation nous a éloignés de la notion de progrès. L’économie n’est pas constituée que de jeunes pousses. Les entreprises existantes ne peuvent ni ne doivent tout balancer. L’enjeu consiste à ajouter une couche d’innovation à ce qu’elles savent si bien faire.

D.B. – L’économie de partage promise par le numérique nous semble aujourd’hui un mirage. D’ailleurs, le mutualisme est entré très tard dans le numérique. Et il y est peu présent…

A.L. – En effet, le mouvement mutualiste a raté les vagues technologiques. Il y a quelques années, j’avais tweeté «Mais pourquoi Uber n’est pas une coopérative ?». Le mouvement mutualiste aurait pu se servir du numérique pour imposer un système de valeurs. Les modèles du numérique sont très éloignés des formes coopératives. C’est paradoxal, car, dans ses prémisses, le numérique contenait aussi une promesse de collectif, de solidarité et d’ouverture.

D.B. – Pourquoi attribuez-vous les dérives de l’économie des plateformes à la dictature des besoins de l’usager ?

A.L. – L’obsession du client nous a fait oublier les fournisseurs de ces plateformes. Celui ou celle qui fournit le service a été instrumentalisé.

D.B. – Est-il trop tard pour une économie numérique plus coopérative ?

A.L. – Je ne crois pas que la partie soit terminée. On observe l’émergence d’écosystèmes autour de l’entrepreneuriat social qui s’appuie sur le numérique tout en intégrant les valeurs du mutualisme. À terme, on devrait aboutir à la coexistence de plusieurs modèles. Au consommateur de choisir celui qui convient à ses valeurs.

D.B. – Il faut injecter de l’empathie au virage numérique, dites-vous. Pourquoi ? Envers qui ?

A.L. – Les entreprises doivent faire preuve d’empathie envers leurs employés. On leur demande d’accomplir leur travail régulier en plus d’ajouter une dimension de veille et d’ouverture. C’est exigeant. Et puis, il faut cesser de voir le numérique comme un programme de réduction des coûts. Si le numérique a permis d’optimiser la productivité, d’aller chercher de nouveaux consommateurs dans des régions du monde qu’on ne pouvait accéder, de toucher de nouvelles générations, tant mieux. Mais ce n’est que le début de l’exploration. Le numérique est un chemin pour redéfinir les entreprises et l’humanité. Lorsqu’on considère les enjeux sociétaux, nous avons besoin d’une technologie au service d’une véritable finalité.

D.B. – Où s’en va le numérique ?

A.L. – On observe une prise de conscience qu’il ne suffit pas d’acheter des jeunes pousses, de lancer des expérimentations sur la chaîne de blocs (blockchain) et de l’apprentissage automatique pour augmenter sa productivité. On réalise que le numérique est un prétexte à la transformation. Il est demeuré au stade de la coquille externe. Ce fut un vecteur de communication, de marketing et d’innovation ouverte. Mais la transformation numérique a peu touché le coeur des organisations. Elle ne permet pas de mieux réagir aux évolutions du marché, de faire travailler les équipes de manière plus horizontale, ni de les aider à s’approprier les outils technologiques.

D.B. – Pourquoi le transformation numérique n’a-t-elle pas atteint le coeur des organisations ?

A.L. – Malgré son omniprésence dans le discours des dirigeants, on n’a pas accordé assez d’importance au numérique. C’est un moyen, mais pour quelle finalité ? Comme secrétaire au numérique, j’étais au service de mes collègues de la santé, de l’agriculture, de l’éducation, etc. C’est ce message que je veux passer aux entreprises.

D.B. – Vous préparez une étude pour les clients de Roland Berger sur la raison d’être des entreprises. De quoi s’agit-il ?

A.L. – Comme consultant, il importe de rester au coeur des enjeux et des débats pour y préparer nos clients et les accompagner. J’ai déjà publié sur les femmes et les fintechs ainsi que sur l’intelligence artificielle. Cette fois, je pose cette question : les contraintes liées à la responsabilité sociétale des entreprises peuvent-elles devenir un vecteur d’occasions d’affaires ? Le département de RSE devait justifier son existence, devient-il stratégique ? Je sonde les organisations et les fonds d’investissement. Mon titre de travail est «50 nuances de sens».

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