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Défense des travailleurs: les syndicats veulent se renouveler

Catherine Charron|Édition de la mi‑octobre 2023

Défense des travailleurs: les syndicats veulent se renouveler

Même s’ils sont imparfaits, les syndicats demeurent les meilleures structures existantes qui assurent un partage des richesses créées collectivement, d’après les experts sondés par Les Affaires. (Photo: Martin Flamand)

La défense des travailleurs et des travailleuses est plus pertinente que jamais, alors que la crise climatique et l’intelligence artificielle promettent de chambarder le monde du travail déjà ébranlé par la pandémie. Or, pour que cette transition ne se fasse pas au détriment de la main-d’œuvre, les centrales syndicales doivent dépoussiérer leur image et réincarner leur rôle de vecteurs de changement.

À peine sorti des perturbations causées par la pandémie, voilà que le monde du travail doit se préparer à faire preuve de résilience devant une crise climatique qui s’envenime et le déploiement de l’intelligence artificielle qui s’accélère. Les syndicats ont donc du pain sur la planche afin d’accompagner les organisations dans cette transition pour qu’elle ne se fasse pas au détriment des travailleuses et des travailleurs.

En effet, même s’ils sont imparfaits, les syndicats demeurent les meilleures structures existantes qui assurent un partage des richesses créées collectivement, d’après les experts sondés par Les Affaires. Ils doivent néanmoins mener un examen de conscience afin de redéfinir leur rôle dans un monde du travail en constante évolution.

 

Trois défis de taille

«Leur défi, aujourd’hui, c’est de trouver un équilibre entre solidarité collective et développement de droit individuel pour des formes d’organisation plus flexibles», croit Paul-André Lapointe, professeur titulaire au Département des relations industrielles de l’Université Laval.

D’après celui qui est aussi chercheur au Centre de recherche sur les innovations sociales, les syndicats ont deux talons d’Achille: la reconnaissance des minorités et la crise climatique. Le premier «est un enjeu potentiellement clivant. Si tout le monde se replie sur ce qui le différencie, il n’y a plus d’union possible, ce qui laisse aux acteurs dominants la latitude pour asseoir leur domination», prévient-il.

Le second est tout aussi délicat, puisqu’il met en danger les emplois d’industries polluantes sur lesquels reposent des collectivités entières. Selon le docteur en sociologie, leur rôle sera d’accompagner les entreprises dans la décroissance, en contribuant à la requalification de la main-d’œuvre et à la création de nouveaux emplois dans les collectivités où elles sont implantées.

«Le syndicalisme pourrait être porteur de cette transition, ce qui rehausserait d’ailleurs sa cote de popularité, en en faisant un acteur bien plus progressiste», estime-t-il.

À la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), dont 80% des membres sont issus du secteur privé, trouver ce juste équilibre est l’un de leurs principaux chantiers d’après sa présidente nouvellement élue, Magali Picard.

«On travaille à ce que la main-d’œuvre se recycle», précise-t-elle. Elle doit toutefois y parvenir sans donner «l’impression qu’on l’abandonne, en l’encadrant et en s’assurant qu’elle ne perd pas ses acquis».

Par le fait même, les syndicats doivent réincarner leur rôle de vecteur de transformation sociale et se départir de l’image de négociateur de conventions collectives qui leur colle à la peau. Ils doivent revenir à l’avant-scène de la protection des plus démunis, tout en protégeant les droits de leurs membres, résume Paul-André Lapointe. Et les centrales en sont bien conscientes.

«On n’est pas qu’une compagnie d’assurance qui n’offre que des services», martèle le président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), Éric Gingras, qui reconnaît néanmoins que les syndicats se sont un peu éloignés de cet aspect de leur mission.

Luc Vachon, président de la Centrale syndicale démocratique (CSD), concède que la culture syndicale doit faire évoluer son rôle «maintenant que les milieux de travail s’assainissent, que les relations de travail se démocratisent et que la santé et sécurité au travail s’améliorent».

N’empêche qu’il en a «un peu marre de se faire reprocher de n’être là que pour défendre [ses] membres. […] On peut négocier les meilleures conditions salariales, mais à la fin, ce qui va faire en sorte que ça fonctionne, c’est que tout le reste — hors de la convention —, que le filet social soit là.»

«Défendre le revenu social des Québécois» est l’un des rôles fondamentaux des syndicats comme la FTQ, rappelle Magali Picard. Toutefois, croit-elle, «ce n’est pas l’image qu’on a bien voulu véhiculer, peut-être parce qu’on n’a pas été assez bons pour partager ce qu’on fait.»

Toutes les centrales syndicales interrogées par Les Affaires s’entendent pour dire qu’un exercice de communication bien ficelé s’impose, elles qui ont peut-être tenu pour acquis au cours des dernières années que leur raison d’être était bien comprise au Québec. «C’est un travail qui va bien au-delà de la négociation de conventions, dit la présidente de la FTQ. […] Lorsqu’il n’y a personne pour s’assurer que [les employeurs et la société] n’abandonnent pas trop leur responsabilité sociale, c’est dangereux.»

Selon Mélanie Dufour-Poirier, professeure agrégée à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, ce n’est pas en fonction d’un contexte qu’on juge favorable pour les travailleuses et les travailleurs que la présence syndicale est justifiée ou pas. C’est plutôt la légitimité qu’on lui accorde au sein de la société qui pèse dans la balance, ce pour quoi, encore aujourd’hui, des groupes de travailleurs s’unissent, comme aux Fermes Lufa, au Café Crew et au Village Vacances Valcartier.

De plus, la précarité et les atteintes à la santé physique et mentale vont persister, qu’importent les lois qui seront adoptées ou l’augmentation des milieux de travail sain, soutient-elle.

En Suède, où près de 90% de la population est syndiquée, «on accepte que les syndicats soient des interlocuteurs légitimes et valables pour qu’il y ait une répartition des richesses générées collectivement», poursuit-elle.

Ce qui différencie le mouvement syndical au Québec — voire en Amérique du Nord — de celui de ce pays dont le filet social a été mainte fois vanté, c’est que «là-bas, on n’est pas dans une idéologie ou c’est toi contre moi, un modèle très accusatoire des relations de travail. Le rôle d’un syndicat, c’est d’être un agent de contreproposition critique, pas nécessairement d’être en porte-à-faux avec l’employeur», dit Mélanie Dufour-Poirier.

 

À SUIVRE: De nouvelles luttes à mener

De nouvelles luttes à mener

Au moment où les milieux de travail évoluent rapidement, les centrales syndicales tentent toutes d’être sur le terrain afin de prendre le pouls et de déterminer les nouveaux facteurs qui nuisent au bien-être de la main-d’œuvre. Voici les défis auxquels elles font face:

1) Transformation numérique

L’adoption de nouveaux outils technologiques en fait partie. Contrairement à il y a 20 ans, les travailleurs ne s’en méfient plus autant, constate le président de la CSQ. Ces outils sont même les bienvenus pour se débarrasser des tâches répétitives et ennuyeuses.

Cependant, les syndicats doivent prévenir les dérives. Le télétravail, par exemple, permet de mieux conjuguer son emploi et ses responsabilités domestiques, mais donne aussi l’impression à certains d’être constamment connectés.

«L’employeur souhaite mettre un cadre pour s’assurer que les employés exercent bel et bien le travail. Or, en même temps, il faut s’assurer que l’employé est bien. C’est vrai pour l’intelligence artificielle (IA) aussi», estime Caroline Senneville, présidente de la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

Peu connue il y a un an à peine, l’IA générative est sur le radar de la CSQ. «Je fais partie du conseil de l’innovateur en chef du Québec, qui se penche là-dessus, souligne Éric Gingras. Qui aurait cru que le président d’une centrale syndicale travaillerait sur l’IA en 2023? Pourtant, c’est ce qu’on fait, car ça a un impact sur les gens qu’on représente.»

Cette transition rapide force les syndicats à revoir leurs demandes à intégrer aux conventions collectives pour protéger les travailleurs. Et pour mieux s’y préparer, la FTQ s’associe avec des instituts de recherches, indique Magali Picard.

Luc Vachon, dont les membres sont notamment dans le secteur des mines, de la métallurgie et des produits chimiques, de même que dans le secteur manufacturier, anticipe que les hausses des coûts de la masse salariale pourraient rendre plus séduisante l’automatisation. Toutefois, il n’observe pas encore de mouvement important de ce côté.

2) La santé mentale et l’organisation du travail

Entre la pénurie de main-d’œuvre, le télétravail et la flexibilité, les employés s’essoufflent, constatent les centrales syndicales.

«Le nombre de membres qui ont recours aux assurances parce qu’ils tombent au combat est en hausse. Il y a 20 ans, on ne parlait pas de santé mentale. Jusqu’à tout récemment, les troubles psychologiques ne figuraient même pas comme une lésion professionnelle d’après la CNESST», rappelle Éric Gingras.

Encore faut-il prouver que c’est votre emploi qui vous a mis dans une telle situation pour être protégé, souligne Mélanie Dufour-Poirier.

Depuis trois ans, Caroline Senneville constate que davantage de conflits de travail concernent le nombre de journées de congé et la manière de les prendre. «La conciliation travail-famille, ç’a été un problème important dans la dernière négociation dans le secteur de la construction», rapporte celle qui en appelle au droit au repos des travailleurs.

Les heures supplémentaires, forcées par le manque de bras, minent d’ailleurs le bien-être des travailleurs. C’est vrai aussi pour la flexibilité.

«Ça ne doit pas être synonyme d’arbitraire, met en garde la présidente de la CSN. Si je veux avoir du temps pour du télétravail et des horaires flexibles, ça ne doit pas être au détriment d’autres personnes et de soi-même. Peut-être que ce que le patron t’offre te semble bon, mais tu ne sais peut-être pas que ce qui a été proposé à ton collègue est plus généreux.»

3) La mise à jour des compétences des travailleurs

Que ce soit à cause de la crise climatique ou du rattrapage technologique que doit faire le Québec pour gagner en productivité, les travailleurs devront développer de nouvelles compétences. Et cela fait déjà un moment que les centrales syndicales s’assurent que cette transition est juste, rappelle Magali Picard.

Leur rôle, d’après Luc Vachon, est de sensibiliser leurs membres aux répercussions que ces changements du monde du travail pourraient avoir sur leur emploi, et de les intéresser aux cordes qu’ils devront ajouter à leur arc.

«On encourage les syndicats à entamer des discussions avec l’employeur afin de mieux les anticiper, et comprendre comment ça va transformer l’organisation du travail. Ensuite, on doit se demander si la main-d’œuvre va être prête, et s’intéresser à comment va se passer la transition», ajoute-t-il.

La FTQ, par l’entremise du Fonds de solidarité, peut même aider les employeurs dans cette transition, car ils n’ont pas toujours l’équipement requis ou les installations nécessaires pour y arriver, ajoute Magalie Picard.

Éric Gingras s’inquiète toutefois pour les travailleurs analphabètes ou ceux qui éprouvent tout autre problème de littératie. «Dans un monde du travail qui change, les emplois seront modifiés et les employés devront être formés. Ils auront de la difficulté à accéder à l’information.»

 

À SUIVRE: Cocréer des environnements de travail

Cocréer des environnements de travail

Dans le cadre de ses recherches, Mélanie Dufour-Poirier tente d’amener patrons, syndicats et employés à travailler ensemble afin d’assainir les relations de travail.

«C’est un mariage forcé: soit vous utilisez ce canal de façon stratégique et intelligente, soit vous travaillez constamment en porte-à-faux, et votre milieu de travail va devenir toxique», prévient-elle.

En s’inspirant de ce qui se fait ailleurs, elle estime que les entreprises tireraient profit de la représentation syndicale, si elles savaient s’en servir.

«C’est un canal de communication unique si on veut implanter de nouvelles façons de faire. Comment ça se fait qu’on ne passe pas davantage par les syndicats pour sonder, demander quelle serait la réception potentielle des membres?» demande-t-elle.

La CSN encourage d’ailleurs les syndicats à s’intéresser davantage à comment se porte l’entreprise, alors que de grands bouleversements les guettent. «Ils doivent demander à l’employeur de devenir des interlocuteurs privilégiés afin de discuter de la formation de la main-d’œuvre, de santé et sécurité au travail», estime Caroline Senneville.

Dans les années 1990, rappelle Paul-André Lapointe, plusieurs syndicats ont tenté de prendre plus de place dans l’organisation du travail. Or, les employeurs ont mis un terme à la plupart de ces expériences.

De nos jours, Magali Picard entend des « vœux pieux » d’entreprises qui aspirent à échanger davantage avec les syndicats, mais qui «ne trouvent jamais le temps de le faire». La pandémie et la rapidité avec laquelle les milieux de travail se sont adaptés démontrent qu’il est possible de part et d’autre d’être réactif en période de crise.

Ce climat de collaboration permettrait d’adapter en cours de route le milieu de travail, ce qui faciliterait les renouvellements de conventions collectives, croit Luc Vachon. «Quand tu n’as qu’un tour aux cinq ans, ne manque pas ton coup. Le rapport de force devient important, car si on te dit non, tu devras attendre [encore avant de corriger le tir]».

Luc Vachon est sidéré que les employés n’aient pas leur mot à dire sur l’organisation du travail. «J’ai le goût de dire aux employeurs : si vous saviez de quoi vous vous privez en ne profitant pas de l’intelligence collective de vos salariés, combien d’argent vous perdez à vouloir diriger seuls, sans les impliquer!»

«Notre modèle de relation de travail ultra-antagoniste ne pourra pas se poursuivre encore éternellement. Du moins, je ne le souhaite pas, dit Mélanie Dufour-Poirier. Ça ne veut pas dire d’être d’accord tout le temps, mais de collaborer pour que le milieu de travail soit sain et sécuritaire et que les gens s’y sentent heureux.»