Des ingénieurs sous pression pour autoriser des projets
La Presse Canadienne|Publié le 15 février 2021Plusieurs années après la commission Charbonneau, on parle encore de collusion dans l'industrie de la construction. (Photo: 123RF)
Des ponts reconstruits à l’encontre des recommandations, des murs antibruit qui donnent sur des champs, des ingénieurs contraints d’autoriser des projets en sachant qu’ils contreviennent aux règles environnementales.
Ce sont quelques−unes des «commandes politiques» auxquelles sont soumis régulièrement les ingénieurs à l’emploi de l’État québécois.
La semaine dernière, le président de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ), Marc−André Martin, avait déploré que ses membres subissent encore des pressions politiques, même plusieurs années après la commission Charbonneau, qui devait pourtant mettre fin aux irrégularités.
Une source proche du dossier a accepté de donner des exemples de «commandes politiques», sous le couvert de l’anonymat, pour se protéger contre des représailles.
Un pont superflu
Cette source évoque entre autres un vieux pont en très mauvais état et fermé depuis plusieurs années dans une municipalité.
Un autre pont à proximité accueille la circulation, et une étude démontre qu’il n’est pas nécessaire de rebâtir le vieux, mais un élu fait pression et le ministère des Transports (MTQ) reconstruira finalement le vieil ouvrage en plus d’assumer tous les coûts d’entretien.
Ou encore, un ingénieur doit approuver de construire aux frais de l’État un petit ponceau qui mène à une pourvoirie propriété d’un riche homme d’affaires, le seul usager de cette route isolée.
Autre histoire de vieux pont: construire à neuf ou rénover? Un ingénieur recommande de reconstruire à neuf parce que c’est moins cher. Mais ce faisant, les délais sont plus longs, le BAPE peut intervenir, etc. On va finalement rénover le vieux pont même s’il n’est plus conforme aux normes sismiques, mais ça permet de «couper un ruban» plus rapidement.
Mur antibruit dans un champ
Autre exemple, une municipalité fait pression pour que le MTQ construise un mur antibruit le long d’un tronçon routier.
La route traverse des champs sans habitations, mais des promoteurs lorgnent le secteur pour bâtir un quartier. Or le MTQ est censé construire des ouvrages en fonction des besoins réels, pas des besoins projetés, a rappelé la source.
Certificats d’autorisation
Au ministère de l’Environnement, des ingénieurs doivent analyser des demandes d’entreprises pour agrandir des sites d’enfouissement ou des dépôts de terre contaminée.
Un ingénieur remarque que le projet déposé n’a pas de sens et que le promoteur contournera les règles pour enfouir les matières sur un autre terrain à proximité. Son supérieur le rappelle à l’ordre en lui disant qu’il «n’a pas d’affaire à regarder à côté».
Réseaux d’aqueduc
Il y a quelques années, le fédéral avait versé 600 millions $ au Québec en vertu d’une entente sur les infrastructures, afin de rénover les réseaux d’aqueduc existants. C’est premier arrivé, premier servi.
Des Villes s’empressent de déposer des projets pour prolonger leur réseau, alors que les sommes ne doivent pas être affectées à cette fin, mais les ingénieurs se font dire d’«analyser aucun projet» et de «ne pas s’en mêler», de dire oui à tout.
«Année après année»
Appelé à commenter ces informations troublantes, le président de l’APIGQ, Marc−André Martin, a fait savoir que ce genre de commandes arrivent «année après année».
Elles bafouent les recommandations des ingénieurs, qui sont constamment «dévalorisés», a−t−il déploré, en entrevue avec La Presse Canadienne. «On parle encore de corruption et de collusion», a−t−il poursuivi.