Une poigne d'acier aux effets dévastateurs... (Photo: Franck V/Unsplash)
CHRONIQUE. 775. Ils sont 775 employés qui ont appris cette semaine qu’ils allaient bientôt perdre leur job. Oui, 775 employés qui gagnaient de 20 à 30 dollars de l’heure et qui bénéficiaient de «bons» avantages sociaux, selon leurs dires.
Loblaw a en effet pris la décision de fermer ses entrepôts de Laval et d’Ottawa, l’idée étant de transférer leurs activités de distribution de produits non périssables à l’entrepôt de Cornwall, en Ontario. Plus précisément, de confier ces activités-là aux robots intelligents qui vont y être installés «d’ici la fin de 2021».
Johanne Héroux, la porte-parole de Loblaw au Québec, a expliqué que les deux centres de distribution qui allaient être fermés étaient devenus «désuets», qu’ils avaient atteint «la fin de leur cycle de vie utile». Elle a indiqué que l’entrepôt de Cornwall, exploité par un sous-traitant, serait «agrandi» et «modernisé»; et ce, dans l’optique de desservir au Québec et en Ontario non seulement les bannières Provigo, Maxi et Loblaws – toutes propriétés de Loblaw –, mais aussi les magasins Pharmaprix et Shoppers Drug Mart.
Bref, 775 employés vont être remplacés par des robots intelligents. En vérité, ce ne sont pas les centres de distribution qui sont «désuets» et en «fin de cycle de vie utile», mais bel et bien les êtres humains qui y évoluaient depuis des années et des années.
Disons-le clairement, l’intelligence artificielle (IA) vient de tuer 775 jobs, d’un coup d’un seul. Les êtres humains qui occupaient ceux-ci sont maintenant considérés comme obsolètes. À tout jamais. Car, de toute évidence, il est impossible de rivaliser avec un travailleur hyper efficace qui travaille 24h/24, 7j/7, sans jamais dormir, sans jamais prendre de pause, sans jamais rechigner, sans jamais se syndiquer et – surtout – sans jamais être payé.
Certes, la direction de Loblaw a affirmé que les employés licenciés allaient être traités «avec équité et respect». Elle a promis que des plans de transition comprenant, le cas échéant, une réorientation professionnelle seraient établis pour chacun d’eux. Mais il n’en demeure pas moins que la politique de Loblaw consiste purement et simplement à remplacer l’être humain par l’IA. Et donc, à tuer des jobs.
Comment ont réagi les syndicats? La direction des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) a fait savoir qu’elle allait «négocier les indemnités de départ les plus avantageuses possible» et «s’efforcer de relocaliser certains employés». Autrement dit, elle baisse les bras face aux avancées de l’IA : elle se contente de panser le bobo, et ne songe pas un instant à se battre contre le fléau.
Et le gouvernement Legault? Même chose : Jean Boulet, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, a dit publiquement qu’il allait «veiller à ce que Loblaw fasse les efforts nécessaires pour aider les employés à se trouver un nouvel emploi au sein du groupe» et «venir en aide à ceux qui vont devoir réintégrer le marché du travail». Traduction : l’État québécois se charge de recycler les êtres humains qui se retrouvent sans emploi à cause des robots intelligents, «grâce notamment aux services offerts en cas de licenciement collectif»; une opération qui se fera à ses frais, c’est-à-dire aux frais de toute la société québécoise.
Résumons la situation…
1. Un employeur vire tous ses employés pour les remplacer par des robots intelligents.
2. Les syndicats ne s’en offusquent pas, leur priorité étant d’éteindre le feu le plus visible, à savoir de voler au secours de ceux qui ont perdu leur emploi.
3. Le gouvernement Legault ne s’en offusque pas plus, sa priorité étant, elle aussi, d’éteindre le feu le plus visible, à savoir de voler au secours de ceux qui ont perdu leur emploi.
4. Chaque Québécois est mis financièrement à contribution pour payer les pots cassés.
5. Rien n’empêche le même employeur de continuer à agir de la sorte. Ni d’autres à faire de même. Bien au contraire. (Retour à l’étape 1.)
Bon, pour ceux qui ne sont toujours pas choqués par ce que je viens de présenter clairement et simplement, je me permets de prendre un autre exemple…
Imaginez une usine qui se mettrait à déverser des substances toxiques aux alentours de ses entrepôts, jugeant que c’est là le moyen le plus simple et le moins cher de se défaire de produits inutiles pour elle. Elle verserait ces substances-là dans les champs voisins et dans les cours d’eau à proximité, en installant carrément des tuyaux de déversement.
Il y a quelques décennies, c’était une pratique courante : les usines pouvaient polluer autant qu’elles le voulaient, ou presque. De nos jours, une telle usine subirait les foudres de tout le monde : les citoyens vivant à proximité la traîneraient en justice et obtiendraient des dédommagements conséquents; ses hauts dirigeants risqueraient de se retrouver en prison; l’État pourrait forcer l’usine à quitter les lieux à tout jamais; les consommateurs se mettraient à boycotter massivement ses produits; etc.
C’est bien simple, notre conscience environnementale a évolué et ne tolère plus le moindre dérapage en matière de pollution éhontée. En revanche, notre conscience sociale est, elle, au point mort face à l’IA. Je souligne, au point mort. Un employeur peut virer autant de monde qu’il veut au nom de l’IA – se débarrasser des êtres humains devenus obsolètes –, et même refiler la facture à la société, personne ne dira rien. Personne. Ni les syndicats, ni l’État, ni les citoyens.
«La pollution sociale, c’est tout ce qui endommage les liens sociaux, explique Nuria Chinchilla, professeure de management à l’École de commerce IESE de l’Université de Navarre à Barcelone (Espagne). Ça peut être le stress lié au travail qui nuit aux liens familiaux (ex. : les chicanes de couple parce que monsieur rentre tard tous les soirs…). Ça peut aussi être le licenciement pour «raison économique» qui nuit à la sociabilité de l’individu (ex. : dépression qui amène à se couper des autres…). Ça peut, en fait, prendre une multitude de formes que nous connaissons tous : heures supplémentaires démesurées, précarité de l’emploi, difficultés à concilier travail et vie de famille, etc.»
Et d’ajouter : «Il s’agit là d’une vérité qui dérange, mais d’une vérité qu’il nous faut impérativement oser regarder droit dans les yeux, dit-elle dans ses travaux sur le sujet. Les entreprises polluent socialement, et elles refilent la facture à la société sans s’en préoccuper une seconde. Exactement comme à l’époque (pas si lointaine que ça) où elles polluaient allègrement l’environnement, en s’en lavant les mains.»
On le voit bien, l’IA facilite, voire amplifie, la pollution sociale des employeurs. Et cela a des conséquences que nous peinons à imaginer. Comme en atteste le tout dernier livre de Carl Benedikt Frey, professeur d’histoire de l’économie à Oxford, intitulé The technology trap – Capital, labor, and power in the age of automation (Princeton University Press, 2019)…
M. Frey s’est fait connaître en 2013 pour un article cosigné avec son collègue Michael Osborne qui avait fait grand bruit. Il y était indiqué que leur modèle de calcul prévoyait que 47% des emplois américains risquaient de disparaître au profit des robots intelligents d’ici 2035. Plus précisément, que près de 1 emploi sur 2 pourrait alors être effectué par une IA avec au moins autant d’efficacité qu’un être humain. Cet article, on s’en doute bien, avait sonné l’alarme, et contraint les «experts» en IA à choisir leur camp entre ceux qui anticipaient une apocalypse sur le marché du travail, dévastatrice pour l’économie, et ceux qui anticipaient, au contraire, un renouvellement profond de nos métiers, on ne peut plus bénéfique pour l’économie.
Là, M. Frey est revenu sur le sujet, mais autrement. Il s’est penché sur les luddites, ces ouvriers du textile qui détruisaient les métiers à tisser le coton et la laine en Angleterre entre 1811 et 1816; et ce, au prétexte que ces machines tuaient leurs jobs. Il s’est demandé si ces rebelles avaient alors raison, ou tort.
Ses travaux montrent que leur comportement était «parfaitement rationnel». Car le progrès technique a eu pour effet de détériorer les revenus et les conditions de vie de «trois générations de travailleurs anglais». Une détérioration à la fois interminable et brutale…
La loi britannique punissait de mort quiconque s’en prenait physiquement à une machine : en 1812 et en 1813, une trentaine de Luddites furent ainsi pendus. À Manchester, entre 1760 et 1850, la taille des hommes et leur espérance de vie ont… chuté. Quant aux enfants, on les forçait carrément à travailler dans des conditions effroyables, les familles ayant besoin de l’argent ainsi gagné pour joindre les deux bouts.
Résultat? «La révolution industrielle a mis plus d’un siècle à produire des effets positifs», résume M. Frey. Et de souligner : «Le message de mon livre est que la situation actuelle s’est déjà produite dans le passé».
De fait, la «robolution» actuelle menace de faire baisser le niveau de vie des travailleurs peu ou pas qualifiés. Ce que l’on constate d’ores et déjà dans certains États américains, ceux où la densité de robots est la plus élevée – le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin –, ceux où – ce n’est pas un hasard – le soutien pour Donald Trump est le plus fort. «C’est là le «piège technologique» au cœur de mon livre : là où se développe la robotisation se développe également la précarisation, et par suite la tentation du populisme», note en substance M. Frey.
D’où la nécessité, aux yeux du professeur d’Oxford, de réagir. Sans tarder. De réformer nos systèmes éducatifs de fond en comble. D’encourager la formation constante. Ou encore, de mettre en place un dispositif d’assurance-salaire généralisé visant à permettre à ceux qui perdent leur emploi à cause de l’IA de rebondir sans être pris à la gorge sur le plan financier. Bref, de développer notre conscience sociale (comme nous avons su développer notre conscience environnementale), et de prendre tous ensemble les mesures qui s’imposent afin de contrer la pollution sociale des entreprises.
Il en va de notre avenir comme de celui de nos enfants. Il en va de l’avenir de nos sociétés. Il en va de notre survie sociale. Ni plus ni moins.
Est-ce que j’exagère? Malheureusement, pas le moins du monde. Demandez ce qu’ils en pensent aux 775 employés de Loblaw qui sont en train de perdre leur job. Demandez donc à leurs familles, à leurs enfants.
Et regardez ce qu’en disent les acteurs de l’IA qui évoluent au Québec, plus précisément à Montréal, «le centre mondial de l’intelligence artificielle», comme le clame haut et fort Investissement Québec. Les Google, Microsoft et autres Facebook qui ont implanté leurs bureaux dédiés à l’IA ici-même, à deux pas de l’entrepôt lavallois de Loblaw qui est appelé à fermer ses portes à tout jamais. C’est bien simple, ils ne disent… rien. Pas un mot. Profil bas. C’est qu’ils savent parfaitement que l’impact de l’IA ne peut qu’être dévastateur pour l’emploi à court terme.
«Aujourd’hui, l’IA, c’est le Wild West, a dit l’an dernier en conférence Jean-François Gagné, le PDG d’Element AI, l’un des fleurons de l’intelligence artificielle à Montréal. Aucune loi, aucune réglementation, aucune contrainte particulière pour ceux qui conçoivent l’IA comme pour ceux qui s’en servent. Cela présente un risque majeur, encore insoupçonné : la rébellion. Les gens vont finir par se rebeller contre l’IA et ses effets indésirables, ce qui aurait des répercussions dévastatrices sur le développement de l’IA.»
Et d’ajouter : «Il est devenu urgent que nos sociétés se penchent sur l’acceptation sociale de l’IA. C’est là une priorité pour nos gouvernements, nos entrepreneurs, nos concitoyens. Car tout le monde ne peut pas survivre au Wild West…»
Quand une sommité de l’IA tient elle-même de tels propos, je crois qu’on devrait y prêter une oreille attentive. Pas vous?
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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