Un exemple frappant: les médecins... [Ph: Amauri Acosta Montiel/Unsplash]
CHRONIQUE — Ça y est, le docteur Paul Leblanc a pris sa retraite. Le 7 janvier, à l’âge de 82 ans, après 52 années de pratique à Matapédia, en Gaspésie. Et ce n’est pas une bonne nouvelle. Pourquoi ? Parce que le docteur Leblanc n’a aucun successeur.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir fait des pieds et des mains pour éviter que ses quelque 900 patients, dont la moitié sont considérés comme «vulnérables», se retrouvent sans médecin. Une campagne a été menée sur les médias sociaux par une poignée de ses patients, avec pour slogan «Vous en avez marre du trafic de la ville ? Voici une chance inouïe !» Le futur médecin était ainsi invité à louer ou à racheter la maison du docteur Leblanc – une splendide demeure faite de bois et de verre qui surplombe deux rivières à saumon et qui est dotée d’une clinique au sous-sol. Et il était souligné que les alentours comptaient trois terrains de golf et quatre centres de ski.
Rien à faire, l’opération digne de La Grande séduction n’a pas fonctionné. Voilà ses patients orphelins, même si le docteur a accepté de continuer d’effectuer certaines visites à domicile «durant encore quelques mois, pas plus».
Comment cela se fait-il ? Pourquoi aucun médecin québécois ou étranger n’est-il tenté de pratiquer dans ce qui semble être un petit coin de paradis ? Disons-le franchement, vivre en région, est-ce si cauchemardesque que ça ?
Bon. Vous voulez la réponse à ces interrogations ? Même si elle peut faire mal ? Parfait, regardons ça ensemble…
Linda Sturesson, doctorante en médecine à l’Institut Karolinska de Stockholm, et trois autres chercheurs suédois ont récemment rencontré 24 médecins immigrants, histoire d’analyser leur vision du travail en région. Car, en Suède comme un peu partout sur la planète, les médecins sont peu enclins à pratiquer loin des grands centres urbains, et il est maintenant devenu vital pour le tissu socioéconomique national d’en saisir les raisons profondes, puis de définir les moyens à mettre en oeuvre pour changer la donne.
Il est ressorti de ces entretiens l’ambivalence que les médecins ressentent à l’égard de la vie en région : d’un côté, ils voient celle-ci comme «ennuyante» et «dénuée des services et des facilités des grands centres urbains», soit comme «un trou personnel et professionnel» ; de l’autre, ils la perçoivent comme «riche en contacts humains et en activités de plein air», soit comme «un havre de paix».
Or, cette ambivalence a quelque chose de positif : elle montre que les médecins ne sont pas complètement fermés à l’idée de travailler en région. Ils envisageraient sérieusement cette option si trois conditions précises étaient réunies :
> Un accueil bienveillant. Ils aimeraient être accueillis à bras ouverts, sans aucune réticence due à leur différence (ex. : ne pas être regardés comme l’urbain qui s’installe à la campagne ; ne pas être dénigrés comme l’éternel étranger parce qu’ils n’ont pas l’accent local, etc.). Autrement dit, ils voudraient être acceptés tels qu’ils sont, et non pas jugés et ostracisés.
> Une véritable intégration. Ils aimeraient aussi nouer des liens solides avec les gens, notamment en contribuant aux activités importantes de la collectivité. Ils voudraient donc pouvoir travailler pour le mieux-être collectif.
> Une profonde transformation. Ils aimeraient enfin qu’eux-mêmes et leurs proches (conjoint[e], enfants, etc.) puissent devenir des membres de la collectivité à part entière. Ils voudraient être en mesure d’éprouver un véritable sentiment d’appartenance pour leur région d’accueil, même s’ils savent que cela peut prendre du temps.
Bref, il est ici question d’épanouissement. Les médecins rêvent de déployer tous leurs talents – personnels comme professionnels -, d’en faire bénéficier leur entourage immédiat et d’ainsi diffuser du bien-être au sein du nouvel écosystème dans lequel ils évoluent. Ils souhaitent devenir un catalyseur de bonheur, et non pas un greffon intégré de force à un corps en souffrance. C’est aussi simple que ça.
Le plus beau, c’est que d’autres études menées – tenez-vous bien ! – en Grande-Bretagne, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Croatie, en Hongrie, au Bangladesh, au Malawi et au Ghana arrivent grosso modo à la même conclusion. Ces trois conditions préalables sont donc universelles.
Alors, Matapédia se désole de ne pas trouver de successeur au docteur Leblanc ? De manière générale, les PME en région se plaignent d’une incroyable pénurie de main-d’oeuvre, tous secteurs d’activités confondus ? Le premier ministre François Legault se propose de remédier au «Québec des oubliés» en contraignant les nouveaux immigrants à travailler des années durant en région, ou encore en transférant des milliers de fonctionnaires loin des grands centres urbains, à l’image du Roi-Soleil condamnant aux galères ?
Arrêtons d’être ridicules ! Regardons-nous plutôt dans le miroir, et demandons-nous franchement pourquoi les gens ne veulent pas travailler dans nos belles régions. Le tort ne serait-il pas de notre côté ? N’est-ce pas nous qui, en vérité, fermons nos coeurs à l’étranger, à celui qui ne rêve que d’épanouissement individuel et collectif ?
Et si nous arrêtions enfin d’avoir peur de la différence… Et si nous apprenions enfin ce que veut dire ensemble… Et si, comme me l’a raconté un consultant spécialisé dans la relève entrepreneuriale, nous arrêtions enfin d’agir comme cette PDG qui a préféré fermer sa PME en région plutôt que de recruter à l’étranger la main-d’oeuvre dont elle avait cruellement besoin…
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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