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La taxe fédérale sur le carbone est-elle efficace?

Laura O'Laughlin|Édition de la mi‑février 2019

EXPERTE INVITÉE — La prédominance de la pensée économique dans la sphère publique peut être un effet secondaire malheureux de l’infiltration et de l’appropriation des sciences sociales par les sciences économiques.

Contrairement aux autres disciplines, l’économie repose sur des modèles de l’offre et de la demande qui tendent à privilégier l’efficacité et la croissance économique. Pour les économistes, un marché efficace est un marché dans lequel la quantité optimale (c’est à dire la plus productive) de chaque bien et service est produite et consommée. De tels modèles sont utiles, mais en dépendre à l’excès peut entraîner des problèmes. Non seulement parce que la nature humaine tend à la générosité, mais aussi à l’exploitation. Or, les modèles «économiquement rationnels» ne prennent pas en compte cet aspect. De plus, en étant trop centrés sur l’efficacité, les modèles économiques offrent peu de solutions équitables et ont aussi du mal à considérer les éléments difficiles à mesurer, tel que le bonheur.

Prenons par exemple l’environnement. Quelle est la «valeur» d’un climat stable ? Combien coûte le fait de ne rien faire ? Quel est le prix économique de la politique de lutte contre le changement climatique ? L’éventail des résultats potentiels et leur incertitude inhérente rendent difficile la tâche de celui qui doit les chiffrer.

Miser sur l’efficacité

Les économistes ont bien sûr essayé de résoudre ce problème en misant sur l’efficacité. Certains tentent d’aborder la question du réchauffement de la planète et des catastrophes environnementales en soupesant les probabilités et en effectuant des analyses coûts-bénéfices. D’autres tentent de lutter contre le changement climatique en imposant une taxe «optimale» tout en préservant la croissance économique. Un modèle qui priorise l’efficacité peut toutefois masquer d’autres impacts et masquer des coûts sociaux qui ne sont visibles que par la suite.

La taxe fédérale sur le carbone, qui devrait commencer dans deux mois, est un cas critique. Tant les détracteurs que les défenseurs invoquent une pensée «économique» pour prédire son succès ou son échec futur. En Ontario, Doug Ford affirme que la taxe nationale sera un «désastre économique» pour l’Ontario et le Canada dans son ensemble. Pour Ford, l’augmentation des taxes signifie moins d’emplois et une croissance économique plus faible. Alors que des décennies de recherche – ainsi que les politiques climatiques de la Colombie-Britannique et du Québec – n’ont pas montré que les taxes sur le carbone (ou toute taxe) auraient un impact négatif sur la croissance, la prédiction simpliste de Ford semble reposer davantage sur des convictions économistes conservatrices.

Un impact minime sur le PIB

Le gouvernement fédéral prétend que son plan de taxe sur le carbone est efficace, flexible et susceptible de changer les comportements. Selon leur plan, le prix du charbon ferait plus que doubler, affichant une surtaxe de taxe sur le carbone d’environ 100 $ par tonne en 2022. Les prix du gaz naturel augmenteront d’environ 10 cents le mètre cube en 2022, contre des prix actuels d’environ 13 cents, soit une augmentation de 75 %. Les prix de l’essence à la pompe commenceront à incorporer la taxe, ce qui alignera davantage les prix à la pompe ailleurs au Canada sur ceux de la Colombie-Britannique et du Québec, où des taxes sur le carbone sont déjà en vigueur. Bien que l’imposition de cette taxe puisse engendrer une baisse du PIB au départ (le Conference Board du Canada estime à 3 milliards de dollars l’impact initial sur le PIB), l’impact est minime en ce qui concerne le PIB global – inférieur à 0,2 %, ou environ 100 $ par contribuable canadien. L’effet sur l’économie pourrait éventuellement être positif, en particulier si les politiques encouragent le Canada à diriger la transition énergétique mondiale.

Manier la carotte et le bâton

L’aspect le plus intéressant de ce plan est peut-être la démarche de la carotte et du bâton : augmenter la taxe sur le carbone, tout en redistribuant une partie substantielle des recettes fiscales directement dans les poches des contribuables. Avant même que la taxe n’entre en jeu, les contribuables des provinces sans régime recevront un gros chèque de remboursement qui leur donnera de l’argent avant la hausse des prix. Cette démarche, empruntée de la sociologie et de la psychologie, serait susceptible de rendre les Canadiens plus enclins à prendre part à cette politique publique.

Fixer une vision économique sur l’efficacité aux dépens du côté humain est certainement une des raisons pour laquelle nous avons échoué en matière de politique climatique. Espérons que le gouvernement peut acheter la paix d’un climat stable par ses remboursements de taxe sur le carbone, qui seront peut-être suffisants pour que le Canada atteigne enfin ses objectifs climatiques.

EXPERTE INVITÉE
Laura O’Laughlin
est vice-présidente au cabinet de consultation Groupe d’analyse. Elle est aussi fondatrice de l’Institut des générations, un organisme sans but lucratif qui s’intéresse à l’équité entre les générations.