Logo - Les Affaires
Logo - Les Affaires

L’argent public mis dans l’IA, un honteux gaspillage?

L'économie en version corsée|Publié le 26 mars 2019

L’argent public mis dans l’IA, un honteux gaspillage?

De généreux avantages fiscaux, entre autres... Photo: DR

Le gouvernement Legault vient de promettre 330 M$ sur cinq ans pour soutenir le développement de l’intelligence artificielle (IA) au Québec, en plus de 68,5 M$ sur dix ans en infrastructures. Ces sommes s’ajoutent au 1,6 G$ investi depuis 2016 par le provincial et le fédéral dans ce domaine. Le hic ? C’est que les Québécois ne vont vraisemblablement n’en récolter, au final, «que quelques miettes», lance un rapport fracassant de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (Iris). Explication.

Au Québec, l’argent public n’arrête pas de pleuvoir sur les acteurs de l’IA, l’idée étant de créer un véritable écosystème d’envergure mondiale. Il vise à soutenir l’émergence, d’une part, d’infrastructures matérielles – centres de données, services de télécommunications, centres de calculs, etc. – et, d’autre part, d’infrastructures de la connaissance – recherche fondamentale, formation de grappes industrielles spécifiques, etc. C’est ainsi qu’ont déjà été alloués, entre autres :

– 58,4 M$ aux incubateurs et accélérateurs du Québec, dont 25 M$ ont été attribués au seul Creative Destruction Lab, dont le directeur scientifique de la branche montréalaise est Yoshua Bengio, le pionnier de l’IA au Canada;

– 93,5 M$ à l’Institut de valorisation des données (Ivado), dont le directeur scientifique est, une fois de plus, Yoshua Bengio;

– 100 M$ à la création prochaine d’une «supergrappe québécoise en IA».

À cela s’ajoutent de «généreux avantages fiscaux» accordés aux entreprises et à leurs «talents étrangers». En voici quatre exemples frappants :

– Crédit d’impôt du Québec pour le développement des affaires électroniques (30% du salaire admissible) ;

– Congé fiscal pour grands projets d’investissement au développement de plateformes numériques ;

– Bonification des rabais d’électricité pour l’instauration de projets majeurs ;

– Congé fiscal pour les chercheurs et experts étrangers.

La question saute aux yeux, évidente : tout cet argent public investi dans l’IA va-t-il se révéler profitable aux Québécois ?

L’étude de l’Iris, menée par les chercheuses Lisiane Lomazzi, Myriam Lavoie-Moore et Joëlle Gélinas, souligne que les avis des experts fluctuent incroyablement à ce sujet. Par exemple, Bank of America Merrill Lynch prédit que l’industrie mondiale de l’IA pèsera 70 G$ en 2020, tandis que Forrester Research avance, lui, le chiffre de 1.200 G$ pour la même année. Idem, BCC Research dit que l’IA pèsera 41 G$ en 2024 ; Tractica Research, 37 G$ en 2025 ; PwC, 15.000 G$ en 2030 ; et Accenture, 83.000 G$ en 2035.

La danse des chiffres est telle que les chercheuses soulignent que «les retombées globales d’une nouvelle industrie étant par nature difficilement prévisibles, les investissements massifs d’argent public sur la base de prédictions très fluctuantes sont, par conséquent, fortement risqués».

De surcroît, «si les bénéfices globaux se concrétisent, rien ne garantit qu’ils auront des retombées locales», notent-elles. Et d’expliciter :

«Aucune démonstration convaincante de ces retombées n’émane de la documentation gouvernementale, ni des promoteurs privés de l’IA. Il est donc difficile d’affirmer sans ambages que les entreprises liées à ce secteur auront un impact net favorable, et encore moins qu’il pourra s’arrimer efficacement au reste de l’économie québécoise. [En conséquence,]il est probable que les actions actuellement mises en place bénéficient avant tout à une poignée d’entrepreneurs et d’actionnaires d’entreprises qui auront su tirer profit de l’IA, le moment venu».

Autrement dit, seuls les grands acteurs de l’IA vont en sortir gagnants. Et aucunement les autres. D’ailleurs, des signes avant-coureurs de ce phénomène sont d’ores et déjà perceptibles, selon les chercheuses de l’Iris :

«En 2015, l’OCDE avertissait que le phénomène de la data-driven innovation – dans lequel s’insèrent les technologies de l’IA – favoriserait fort probablement la concentration des richesses dans les mains de quelques acteurs. La tendance à la concentration émerge de la domination du modèle winner-takes-all (le gagnant rafle tout, en français), où les compagnies qui réussissent sont celles qui parviennent à atteindre une masse critique d’utilisateurs, à accroître leur avantage concurrentiel et à écraser leurs concurrents. Ce qui se traduit souvent par une vage d’opérations de fusion-acquisition. (…)

«Or, le rythme actuel des fusions-acquisitions tend à confirmer une concentration dans le secteur de l’IA : en 2018, les «géants de la tech» (Google, Facebook, etc.) ont ainsi effectué l’achat de 216 start-ups en lien avec l’IA. La «course à l’acquisition» est indéniablement lancée.»

À noter que trois laboratoires particuliers ont récemment vu le jour à Montréal : DeepMind Technologies, de Google ; Maluuba, de Microsoft ; et Fair, de Facebook. Et que ceux-ci ont notamment pour mission, selon l’étude de l’Iris, de «surveiller les innovations ayant un potentiel de croissance». Autrement dit, d’acquérir toute start-up québécoise susceptible d’innover, et donc, de mettre la main au plus vite sur ses brevets et autres inventions présentant un véritable potentiel commercial.

«Si les entreprises à fort potentiel de croissance sont effectivement achetées par des sociétés multinationales, il ne restera à récolter pour les Québécois que des miettes, au vu de l’argent public octroyé», concluent les auteures de l’étude.

C’est clair, il nous faudrait une garantie de retour sur l’investissement. Mais voilà, une telle garantie est aujourd’hui inexistante.

«Un rapport du Conseil consutatif sur l’économie et l’innovation (CCEI) estime que si l’engagement gouvernemental est accru et prolongé dans le temps, une organisation permanente devra veiller à la coordination de l’écosystème, à une juste allocation des sommes et à l’établissement d’objectifs communs», note l’étude. Mais pour l’instant, rien n’indique qu’une telle organisation soit envisagée. Pis, personne ne semble songer à instaurer la moindre régulation des organisations en IA soutenues par des fonds publics.

«Cette absence de régulation comporte des risques majeurs d’ordre économique et social, dont le plus évident est une concentration des capacités d’innovation et des richesses entre les mains de quelques acteurs puissants, lancent les auteures de l’étude. Si l’on veut éviter de créer une industrie sous perfusion qui bénéficie principalement aux multinationales, il faut implanter un cadre réglementaire capable de réguler les activités des organisations spécialisées en IA et de garantir leurs potentielles retombées locales, tant économiques que sociales.»

Mmes Lomazzi, Lavoie-Moore et Gélinas enfoncent le clou : «En d’autres mots, les motifs qui poussent les gouvernements à assurer à tout prix le succès d’un écosystème qui ne profitera qu’à une poignée de chercheurs spécialisés, d’entrepreneurs et de multinaltionales comme Google, Facebook et Microsoft ne suffisent pas à légitimer le prix payé collectivement». CQFD.

*****

Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

Découvrez les précédents billets d’Espressonomie

La page Facebook d’Espressonomie

Et mon dernier livre : 11 choses que Mark Zuckerberg fait autrement