Une opération pilote va être menée dans des Circle K. (Photo: courtoisie Couche-Tard)
CHRONIQUE. Magnus Tägtström est le chef de l’innovation numérique mondiale d’Alimentation Couche-Tard. C’est lui qui a la responsabilité d’assurer l’avenir technologique de la chaîne multimarques de quelque 16 000 dépanneurs et stations-service répartis un peu partout en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Europe, en Asie et même en Égypte et aux Émirats arabes unis. Et c’est lui qui, la semaine dernière à l’occasion du salon Connexion, a posé une série de questions troublantes concernant l’impact que pourrait bientôt avoir l’intelligence artificielle (IA) sur le destin de son entreprise…
Il a supposé que dans un avenir rapproché on pourrait voir circuler sur nos routes des voitures autonomes, c’est-à-dire dotées d’un IA capable de conduire toute seule le véhicule, en toute sécurité pour ses passagers. Un avenir rapproché, oui, parce que ces voitures existent déjà et circulent même ici et là, en guise de tests grandeur nature. Il suffirait que la preuve irréfutable soit apportée que circuler en voiture autonome est totalement sécuritaire pour que les constructeurs automobiles embarquent tous en ce sens, épaulés par les assureurs, et on verrait les gens se ruer sur de tels véhicules (surtout avec une population vieillissante comme la nôtre, attachée à circuler librement sur la route pourvu, bien entendu, que ce soit sans prendre de risque inconsidéré…).
«Que se passerait-il alors pour Couche-Tard? a lancé M. Tägtström. Eh bien, de nombreuses interrogations existentielles surviendraient pour nous, plus pressantes les unes que les autres.»
Ces interrogations, les voici:
> Les clients viendront-ils encore aux stations-service, pour acheter une collation ou un café au dépanneur? C’est que la voiture autonome pourra très bien noter le fait qu’elle n’a plus beaucoup d’essence, texter à son propriétaire qu’elle voudrait s’en aller 20 minutes pour aller faire le plein toute seule, obtenir le go de celui-ci et y aller, en s’arrangeant sur place avec l’IA de la station-service pour que le plein soit fait et facturé sans aucune intervention humaine. Résultat? Il n’est plus nécessaire au client de se déplacer à la station-service, ce qui supprime la possibilité de le voir faire des achats sur place.
> Si les voitures vont elles-mêmes faire le plein, qu’est-ce qui dit qu’elles iront chez Couche-Tard? Leur IA pourrait très bien s’informer des différents prix en vigueur aux alentours, et aller là où l’essence est la moins chère, en effectuant en un clin d’oeil un calcul coût-distance parcourue qui, au final, pourrait faire perdre nombre de pleins à Couche-Tard. Cela pourrait même se traduire par une guerre des prix encore jamais vue entre les stations-services, une guerre qui pourrait faire des ravages pour les marges bénéficiaires de celles-ci.
«Peut-être nous faudra-t-il alors penser à de toutes nouvelles offres, a dit M. Tägtström. Par exemple, on peut imaginer que si les voitures autonomes ne viennent plus à nous, c’est nous qui devrions aller à elles.»
Ainsi, on peut imaginer un camion intelligent rempli d’essence qui circulerait 24/7 dans une même zone géographique, allant de voiture autonome en voiture autonome dont les IA seraient connectées à celle de Couche-Tard. Celles qui auraient besoin d’un plein enverraient automatiquement un texto à l’IA de Couche-Tard, laquelle lui enverrait son camion pour que celui-ci vienne les servir alors qu’elles sont stationnées au domicile de leur propriétaire. Le tout, une fois de plus, sans aucune intervention humaine.
Le hic? Un tel service n’amènerait toujours pas le client à proximité du dépanneur de Couche-Tard, dans lequel il lui est possible de se procurer une collation ou un café. Autrement dit, si l’IA se développait vraiment dans les prochaines années, c’est l’existence-même des dépanneurs de Couche-Tard qui serait remise en question…
«Nous réfléchissons beaucoup à tous ces scénarios, qui sont loin d’être de la science-fiction, et cela nous a amenés à nous dire qu’il fallait faire de l’IA non pas un ennemi, mais un allié. Sans tarder», a-t-il révélé.
Bye-bye les caisses?
L’idée de Couche-Tard, c’est d’instaurer le «paiement autonome» grâce à l’IA. «Un nombre croissant de clients se plaignent de devoir faire la file pour payer, surtout en cette période de pandémie du nouveau coronavirus: pour accéder à la caisse du dépanneur de la station-service, il faut enfiler un masque, se purifier les mains, veiller sans cesse à se tenir à distance des autres, etc. C’est pénible, nous en avons parfaitement conscience», a dit M. Tägtström.
D’où l’intérêt de trouver une solution simple et efficace pour retirer d’un coup toutes ces “épines” fichées dans l’expérience-client. Une solution qui, semble-t-il, a été trouvée et qui est sur le point d’être expérimentée dans plusieurs dépanneurs et stations-services de Circle K, à Phoenix (Arizona). Une solution radicale: supprimer les caisses.
Le principe est d’une redoutable simplicité:
– Le client télécharge l’application de Couche-Tard et l’active chaque fois qu’il entre au dépanneur.
– Une fois à l’intérieur, il se sert de tout ce dont il a besoin.
– Et il s’en va, sans rien payer, sans aucune interaction avec le moindre être humain.
Comment est-ce possible? Voici le secret:
– Couche-Tard a signé une entente de partenariat avec la start-up californienne Standard Cognition, qui a concocté un système permettant un tel prodige.
– Les dépanneurs de Couche-Tard restent tels quels, ils ne sont dotés d’aucune technologie particulière. Le seul changement apporté, c’est l’installation de nombreuses caméras au plafond, lesquelles sont toutes reliées à une IA.
– Quand un client entre après avoir activé son application Couche-Tard (ou celle de Standard Cognition, s’il le préfère), les caméras suivent chacun de ses gestes et mouvements. Elles n’effectuent aucune reconnaissance faciale – contrairement à ce que fait Amazon avec ses magasins Amazon Go -, mais plutôt une reconnaissance mobile: chaque fois que le client prend un produit, c’est enregistré (même chose, chaque fois qu’il hésite et remet un produit à sa place, c’est enregistré aussi); et dès que le client quitte le dépanneur avec ses achats, l’IA facture automatiquement le compte du client.
On le voit bien, plus besoin de caisse lorsqu’un magasin est doté d’un tel système de facturation intelligente. Bien entendu, il y aura toujours besoin d’un gérant, de quelqu’un capable d’aider les clients, de répondre à leurs questions, ou encore d’aller vite chercher dans l’arrière-boutique un produit manquant sur les tablettes. Mais il est clair que le «long et pénible» passage à la caisse peut très bien ne plus être…
Mieux, Couche-Tard envisage même d’éviter aux clients d’entrer dans le dépanneur. Une fois de plus, la solution trouvée est d’une redoutable simplicité:
– Le client passe sa commande en ligne.
– Il envoie un texto quand il arrive sur place.
– Un employé dépose aussitôt ses achats dans le coffre de sa voiture.
«En période de pandémie, une telle offre peut vraiment faire toute une différence», a souligné M. Tägtström.
C’est clair, Couche-Tard s’apprête à se réinventer, poussé qu’il est par l’avènement annoncé de l’intelligence artificielle. Et il ne lésine pas sur les moyens pour y parvenir. Ce qui est le signe qu’il a parfaitement conscience du péril que peut être pour lui l’IA, si jamais celle-ci est mise en oeuvre afin de nuire à son modèle d’affaires…
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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