(Photo: Céline Gobert pour Les Affaires)
Le 17 décembre 2022, Mario Fortin prendra sa retraite. La date est symbolique : ce sera la veille de ses 70 ans. Après avoir affronté les défis d’une expansion et les remous du marché de la cinéphilie, le gestionnaire aguerri doit faire face à un nouveau monstre : la passation.
Mario Fortin est un nom bien connu des cinéphiles québécois. Pendant plus de 20 ans, il a tenu les rênes du Cinéma Beaubien, situé à Montréal, avant d’ajouter à sa longue liste de tâches la gestion de deux autres cinémas : le Cinéma du Parc et le Cinéma du Musée. Les chanceux l’ont peut-être même déjà aperçu dans l’entrée du Beaubien, les oreilles baladeuses, à l’écoute des spectateurs. Des «clients», précise en entrevue avec Les Affaires celui qui n’oublie jamais que les cinémas sont également «des business qu’il faut qu’on fasse rouler». «Ce que je veux c’est que les cinéphiles deviennent des clients et qu’ils achètent des billets!».
En 2022, Mario Fortin tirera la plogue comme on dit, pas sans avoir légué une montagne de connaissances à son équipe. Et ça, multiplié par trois : trois CA, trois visions stratégiques, trois publics distincts. «Ça faisait des années qu’on avait conscience qu’il faudrait me remplacer un jour. On se disait : bientôt, plus tard. Et quand j’ai eu 65 ans, il y a 4 ans et demi, j’ai donné une date.»
Désormais, il a la lourde tâche de consigner tout son savoir, «tout ce qu’il y a dans ma tête». «Et c’est beaucoup de pages!», rit-il. D’ailleurs : pas une, mais plusieurs personnes hériteront de son travail. C’est dire s’il en accomplissait des choses.
Pour ce faire, il n’a jamais hésité à travailler de 70 h à 80 h par semaine durant des décennies. «Maintenant, nous sommes 8 à l’administration, mais il y a 10 ans j’étais encore tout seul».
«Donc il y a 10 ans vous avez arrêté de faire 70-80h par semaine?» «Euh, j’ai arrêté d’en faire 80 pour en faire 70!», répond-il dans un grand éclat de rire.
Aujourd’hui s’il avait un conseil à donner aux gestionnaires, ce serait de bien penser leur passation en amont. «Ce moment arrive parfois plus rapidement qu’on pense. Si j’avais documenté tout ça plus tôt, ce serait plus simple. Certains outils existent pour mieux nous y préparer.»
Générer des surplus
Même si le modèle d’affaires qu’applique Mario Fortin diffère de celui que connaît le propriétaire typique d’une entreprise — ses cinémas sont des OBNL basés sur l’économie sociale (avec un CA, mais pas de propriétaire) — la volonté de générer un surplus de dollars n’a jamais quitté celui qui s’est vu décerner le prix du gestionnaire culturel par HEC Montréal en 2013.
«Le propriétaire d’une entreprise cherche un rendement sur son investissement, il veut faire des profits. Nous, on souhaite générer des surplus pour être capables de réinvestir. Les travaux de réparations de la façade que vous voyez dehors, c’est la preuve d’un surplus.»
Quant aux aides des gouvernements, «c’est un équilibre», affirme-t-il. «Il ne faut pas que l’on devienne des “quêteux” pour ne fonctionner que par subventions.»
Bien gérer un cinéma, c’est donc aussi faire la preuve que le gouvernement a un retour sur investissement. «Nous, on a créé des emplois! Il y a 20 ans, il y avait 4 personnes. Aujourd’hui, j’ai un payroll d’une trentaine d’employés. On paye des centaines de milliers de dollars de salaire. Sans compter les retours en TPS/TVQ. Je viens de régler la taxe pour le dernier trimestre, et ça, c’est de l’argent qu’on retourne au gouvernement parce qu’on crée de l’économie.»
Avec ses 250 000 clients par année — du moins, avant la pandémie — le cinéma a d’ailleurs revitalisé le quartier Rosemont—La-Petite-Patrie et toute l’artère de la rue Beaubien Est.
«Ça se chiffre en millions de dollars. Nos clients vont manger dans les restaurants aux alentours, ils achètent dans les commerces. La valeur des propriétés dans le premier cercle rapproché du cinéma est supérieure à celle d’une même propriété 1 km plus loin.»
Au fil des ans, le gestionnaire culturel parvient à dépasser ses objectifs initiaux. «Il y a eu une augmentation de l’achalandage et de l’offre. Mais, au départ, c’est sûr qu’il y avait un risque.»
Le risque
Ça, le risque, il connaît. Et il sait vivre avec. Le jour où Les Affaires l’ont rencontré, les Films Séville ont annoncé la fermeture de leurs bureaux au Québec. Un distributeur majeur de films québécois, ceux-là mêmes dont raffole le Beaubien.
«Il faut savoir faire face à ce genre d’événement là, réagit-il. Mais ce n’est pas la première fois qu’on perd un distributeur. Il y en a d’autres au Québec, alors il n’y a pas de grandes répercussions pour le Beaubien si ce n’est que l’on perd des amis avec qui on aimait travailler.»
De nature optimiste, Mario Fortin n’a de toute façon jamais eu peur de l’avenir. Ni du sien ni du cinéma dont «la flamme va toujours continuer à briller dans l’écosystème», dit-il.
«On est déjà passés à travers une telle situation, et c’est encore ce qu’on va faire aujourd’hui.»