Jeff Bezos veut des cadres axés sur les résultats qui «voient grand». (Photo: Getty Images)
DES LEADERS ET DES MOTS. Les succès d’Amazon sont si évidents qu’il est surprenant de constater le nombre de bourdes commises par ce géant du commerce électronique et de détail, de l’infonuagique et du divertissement dirigé par Jeff Bezos.
« Toutes les choses intéressantes, importantes ou bénéfiques que j’ai faites sont le fruit d’une cascade d’expériences, d’erreurs et d’échecs », a dit le fondateur d’Amazon, cité dans le livre Jeff Bezos, la folle ascension de l’empire Amazon, écrit par Brad Stone, qui a été récemment publié en français après sa sortie en anglais en mai.
Confectionné sans la collaboration du milliardaire, le livre détaille avec rigueur la croissance exponentielle d’Amazon depuis une dizaine d’années, qui lui a permis de fracasser la barre du billion de dollars américains en capitalisation boursière. Il s’agit en quelque sorte de la suite de La boutique à tout vendre : Jeff Bezos et la saga Amazon, qu’avait publié l’auteur en 2014.
Brad Stone présente un travail colossal sur les grands axes de développement de la multinationale et sa culture d’entreprise, en s’appuyant sur des centaines d’entrevues. Le rôle du Québécois Alexandre Gagnon dans l’expansion au Mexique y est même abordé.
Foncer à tout prix
Grâce à de gigantesques ressources engendrées notamment par sa discrète filiale Amazon Web Services, l’entreprise ne manquait pas de cartouches monétaires pour développer de nouveaux outils technologiques, comme Alexa, mettre sur pied les épiceries du futur sans caisses avec Amazon Go ou investir de nouveaux marchés. Cette stratégie est ainsi résumée par Jeff Bezos en abordant la conquête de l’Inde.
« Il y a deux moyens de construire une entreprise. On peut viser, viser, viser, puis tirer, aurait-il dit à son équipe de direction. Ou on peut tirer, tirer, tirer et viser un petit peu. C’est ça que je veux que vous fassiez ici. Ne passez pas beaucoup de temps à analyser ou à détailler. Contentez-vous d’essayer et d’essayer encore. »
Pas étonnant, donc, qu’avec une telle philosophie, Amazon ait connu autant de revers.
La débâcle de son intrusion en Chine, la stagnation de l’entreprise spatiale Blue Origin ainsi que l’échec du Fire Phone sont par exemple expliqués dans ce livre.
Voir loin
Or, cette approche comporte aussi des avantages indéniables, surtout si elle est accompagnée d’une culture de l’autocritique, comme c’est le cas chez le chef de file de Seattle. Dans une lettre aux actionnaires en 2015, le fondateur de cet empire expliquait un de ces atouts en faisant une comparaison avec le soccer : « En affaires, il arrive de se présenter à l’intérieur de la surface de réparation… et de pouvoir marquer 1 000 buts d’un coup. Cette distribution à long terme des rendements est la raison pour laquelle il est important d’être audacieux. »
Et les filets sont pleins avec des coups de génie, comme le développement de ses activités publicitaires et la vente de marques maison sur son principal site web, la création d’Amazon Studios et de nombreuses acquisitions tel Whole Foods.
L’ouvrage revient évidemment sur les bases qui ont fait la gloire de ce géant qui a failli mettre les clés sous la porte à la suite de l’éclatement de la bulle technologique en 2000. Amazon est par la suite entrée dans un genre de cercle vertueux : « En ajoutant des vendeurs tiers et une sélection supplémentaire sur Amazon.com, l’entreprise a attiré de nouveaux acheteurs et a gagné des commissions sur ces ventes, ce qui lui a permis de réduire ses propres prix ou de proposer une livraison encore plus rapide. Cette décision, elle aussi, a contribué à attirer une nouvelle population d’acheteurs et à recruter de nouveaux vendeurs tiers. »
Voir grand
Ce succès est notamment dû à une culture d’entreprise centrée sur les besoins du client. Au présent, cela se traduit par lui faciliter ses achats et lui offrir le plus de choix possible au meilleur prix. En matière d’innovation, cette approche consiste à anticiper ce que les consommateurs désireront demain.
Jeff Bezos veut donc des cadres axés sur les résultats qui « voient grand ». « Inventer est dans notre ADN et la technologie est l’outil fondamental que nous employons pour évoluer et améliorer chaque aspect de l’expérience de nos clients », souligne le patron.
C’est pour cette raison qu’il voit Amazon comme ayant une mentalité de start-up qui ne s’assoit pas sur ses lauriers.
Un nouvel homme
La diversification de l’entreprise s’est aussi accompagnée d’une métamorphose chez son fondateur.
« Il n’était plus le « geek » maigrichon de Seattle avec un rire hystérique, mais un homme d’affaires élégant au physique digne d’un coach sportif qui possédait le genre de richesse et de renommée exorbitante qui attirait même l’attention des membres les plus élevés de l’élite cosmopolitaine », peut-on lire.
Bien que le livre parle peu de la vie intime de Bezos, un chapitre est consacré aux dessous de sa liaison avec Lauren Sanchez et de la fin de son mariage. On apprend notamment comment le frère de son amante a vendu l’histoire au « National Enquirer » en fournissant des photos et des textos privés du couple.
Admiration et répulsion
Ce vaste portrait d’Amazon par Brad Stone est à la fois fascinant et dégoûtant. L’entreprise s’est notamment servie de ses données sur les ventes sur son site web pour lancer des produits faisant concurrence aux PME qui vendaient sur sa plateforme. Voyant leurs revenus baisser, celles-ci investissaient davantage dans la publicité, ce qui remplissait les coffres d’Amazon. Machiavel n’aurait pas fait mieux.
À ces critiques, il faut ajouter les difficiles conditions de travail de ses employés. Par exemple, c’est à la suite d’évanouissements dans ses entrepôts que des climatiseurs ont été installés aux États-Unis. Amazon avait aussi comme politique de se débarrasser du personnel moins performant.
Malgré tout, en bouleversant le commerce et la livraison, en robotisant une partie de la manutention et en misant sur les données et l’intelligence artificielle, cette entreprise née en 2014 montre comment une vision à long terme et l’innovation rapportent. Ce portrait bien étoffé offre un aperçu de ce que pourrait être le capitalisme du futur.
La progression d’Amazon
2010
Ventes nettes annuelles : 34,20 milliards de dollars américains (G$ US)
Employés : 33 700
Capitalisation boursière en fin d’année : 80,46 G$ US
2016
Ventes nettes annuelles : 135,987 G$ US
Employés à temps plein et partiel : 341 400
Capitalisation boursière en fin d’année : 355,44 G$ US
2018
Ventes nettes annuelles : 232,89 G$ US
Employés à temps plein et partiel : 647 500
Capitalisation boursière en fin d’année : 734,41 G$ US
2021
Employés : 1,3 million
Capitalisation boursière en fin d’année : 1,795 billion de dollars américains
Sources : Brad Stone et Les Affaires
Le livre «Jeff Bezos, la folle ascension de l’empire Amazon» de Brad Stone est publié par Talent Éditions.