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Survivre au stress financier

Simon Diotte|Édition de la mi‑novembre 2019

Selon vous, quelle est la principale source de stress des Québécois?

Selon vous, quelle est la principale source de stress des Québécois ? La vie professionnelle, la conciliation travail-famille, les problèmes de santé, le surmenage ou la dégradation de l’environnement ? Vous avez tout faux : c’est le stress financier, et il affecte autant les bas salariés que les plus nantis. Dans une société plus riche que jamais, il y a de quoi s’étonner. Portrait du phénomène et, surtout, des pistes de solutions pour reprendre le contrôle de vos finances.

Depuis les débuts de sa carrière, Alexandra Burgaud* ne ménage pas les efforts pour gravir les échelons dans son domaine. «J’ai eu des périodes dans ma vie où je travaillais 60 heures par semaine afin de faire ma marque», dit cette professionnelle du marketing. À l’aube de la quarantaine, mission accomplie : elle peut se targuer d’occuper un poste de prestige dans une grande organisation où elle gagne très bien sa vie.

Mais succès professionnel ne rime pas nécessairement avec mieux-être financier. «Maison de banlieue, voitures, voyages, restaurants et chalet dans le Nord : j’ai perdu le contrôle de mes finances au fil des années. J’espérais que mes hausses salariales viendraient à bout de mes difficultés financières. Or, ce ne fut jamais le cas», témoigne cette Lavalloise. Son problème : dès qu’elle montait un échelon, elle augmentait son train de vie. «J’ai réalisé mon erreur un peu tard», admet la mère de deux enfants. Selon elle, la plupart de ses amies, sinon la totalité, vivent la même situation.

Pendant des années, son stress financier a affecté sa santé physique et mentale. «J’ai connu des épisodes d’insomnie et de découragement. Je me questionnais régulièrement sur le sens de mon travail. Pourquoi est-ce que je bossais si fort alors qu’au bout du compte, il ne me restait plus rien dans mes poches à la fin de la journée ?» raconte-t-elle. Ce stress finit même par contaminer sa vie amoureuse jusqu’à provoquer la rupture de son couple. «Lui était encore plus dépensier que moi, mentionne-t-elle. Un nouvel achat et les chicanes reprenaient ad nauseam.»

Le cas d’Alexandra n’a rien d’exceptionnel. Manque de préparation en vue de la retraite, érosion du coussin financier en cas d’imprévu et surendettement : le stress financier, comme le relèvent une panoplie d’études, constitue le nouveau mal du siècle. Selon des données compilées par l’Agence de la consommation en matière financière du Canada, chien de garde gouvernemental des consommateurs envers les institutions financières, «40 % des travailleurs canadiens se sentent dépassés par leur taux d’endettement ; 48 % disent avoir perdu le sommeil en raison de soucis financiers ; 35 % dépensent la totalité de leur salaire net ou même plus ; 44 % disent qu’ils auraient de la difficulté à respecter leurs obligations financières s’ils recevaient leur paie en retard et 37 % disent qu’ils devront retarder leur retraite parce qu’ils n’auront pas épargné assez d’argent. Pas surprenant qu’un autre sondage mené en 2017 pour le compte de l’Institut québécois de planification financière conclut que l’argent et les finances personnelles sont la première source de stress qui affecte les Québécois. Rien de moins.

Même les employés en haut de la pyramide n’échappent pas à ce tsunami. Un sondage mené par la firme de ressources humaines Mercer auprès de 1 500 employés au Canada indique que près de 20 % des ménages dont les revenus annuels se situent entre 100 000 et 150 000 dollars estiment qu’ils n’ont pas le contrôle de leur situation financière, et 11 % des ménages qui gagnent plus de 150 000 dollars par année se trouvent dans la même situation. «Pendant longtemps, on pensait que meilleure instruction allait de pair avec meilleur salaire et meilleure connaissance en finances personnelles. Les récentes études détruisent ce mythe», explique Stéphanie Mariamo, conseillère principale du domaine Avoirs de Mercer au Canada.

Le gazon n’est pas plus vert chez nos voisins. Depuis 2007, l’American Psychology Association (APA) publie un rapport annuel sur l’état du stress aux États-Unis. De 2007 à 2016, le stress financier a remporté la palme de la source de stress la plus importante chez les Américains, devançant le travail, les responsabilités familiales et les enjeux de santé, avant d’être devancé légèrement par l’état de la nation en 2017 et 2018. Dans le rapport de 2015, 72 % des Américains se disaient victimes de stress financier régulièrement tandis que 22 % se disaient victimes de stress financier extrême. L’APA qualifie cet état de tension d’«épidémie silencieuse» qui a des conséquences néfastes sur l’ensemble de la société américaine.

Une société malade de consommation

Alors que l’économie nord-américaine roule à plein régime, où la pénurie de main-d’oeuvre frappe le Québec ainsi que plusieurs provinces et États américains, et que les sociétés occidentales n’ont jamais été aussi riches, comment en sommes-nous rendus là ? Toutes les études en arrivent à la même conclusion : ce n’est pas un problème de manque d’argent, mais bien de gestion.

«Beaucoup de gens entrent dans un cycle vicieux. Plus ils encaissent de revenus, plus ils se créent des besoins. Plus ils ressentent la pression de suivre le train de vie de leurs pairs et plus ils dépensent», explique Stéphanie Mariamo, de Mercer. Une partie de ces gens-là dérape. «Ils perdent la trace de leur argent. Ils ne connaissent plus l’ampleur de leurs engagements. Ils vivent dans le déni, croyant que leurs ennuis financiers se résoudront par magie», affirme Roger Massicotte, planificateur financier à son compte.

Elle est loin l’époque où l’on se comparait, financièrement parlant, uniquement à quelques voisins et au beau-frère. La pression en provenance des réseaux sociaux, où toutes nos connaissances, proches, lointaines et très lointaines semblent vivre dans un état de vacances éternelles et de bonheur absolu dépasse la capacité de résistance du commun des mortels. «Le phénomène du voisin gonflable, qu’on imite coûte que coûte dans ses dépenses ostentatoires, comme la voiture neuve ou la piscine creusée, a été amplifié par mille», explique Maryse Côté-Hamel, professeure en sciences de la consommation à l’Université Laval.

Les études montrent que les Facebook et Instagram de ce monde génèrent un effet négatif sur la perception de notre existence. «Ils créent une impression de manque, effet accentué par la diminution de la qualité de nos interactions sociales», dit Maryse Côté-Hamel. Résultat : on compense en achetant toujours plus, en essayant de suivre la parade, qu’importent les conséquences. «Chaque dépense crée un bonheur éphémère, un état extatique, comparable à la consommation de drogue. Ce « high » ne dure pas, mais les factures, elles, demeurent», continue la professeure de l’Université Laval. Le hic, c’est que de nos jours, il n’y a plus de frein au magasinage. Les achats en ligne se font 24 heures sur 24 et l’accès au crédit est plus facile que jamais. «Les gens ne prennent plus le temps de réfléchir, soulève la professeure. Tout se fait dans la spontanéité.»

Camillo Zacchia, psychologue et vice-président de Phobies-Zéro, compare le comportement humain en matière de consommation au client qui mange dans un buffet. «Même si tous ses signaux vitaux indiquent qu’il n’a plus faim, le client mangera plus que la normale. Avec le crédit, c’est le même phénomène. On consomme beaucoup plus que le nécessaire.»

Conséquence : l’endettement devient un mode de vie au 21e siècle. «Dire que dans un passé pas si lointain, les Québécois avaient honte d’acheter en empruntant. Aujourd’hui, ce que les gens craignent plus que tout, c’est de perdre leur carte de plastique. Ils deviennent obsédés par leur cote de crédit», constate Bertrand Rainville, consultant budgétaire au Centre d’intervention budgétaire et sociale de la Mauricie, citant l’arrivée en force de Crédit Karma, une firme américaine qui offre la possibilité aux particuliers de suivre leur cote de crédit en temps réel.

Alexandra Burgaud pense qu’on ne peut pas rejeter toute la responsabilité du stress financier uniquement sur les individus. «On n’a pas les outils nécessaires pour résister à la consommation. Dans notre parcours de vie, peu de gens nous apprennent à mieux gérer nos dépenses», constate-t-elle. Un avis que partage le psychologue Camillo Zacchia : «Tout nous incite à dépenser toujours davantage et non le contraire.»

Le constat est implacable, mais Julien Ringuette, conseiller financier à la Financière Sun Life, remarque que la plupart de ses clients, même lorsqu’ils sont en difficulté, ne veulent pas remettre en question leur surconsommation. «C’est un mal de société tellement profond. Seuls mes meilleurs clients en prennent conscience et apportent des correctifs», rapporte le conseiller.

La santé s’endette

Qu’est-ce que le stress ? Peu importe sa nature, le stress est une réponse du corps à une menace. «Deux options s’imposent : on fuit la menace ou on la combat», dit Pierrich Plusquellec, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal et codirecteur du Centre d’études sur le stress humain. Il est généré par l’un de ses quatre facteurs : sens du contrôle faible (incapacité de comprendre les implications financières de son hypothèque), imprévisibilité (panne de voiture), menace à l’égo (mon voisin a une voiture plus grosse que moi) ou encore la nouveauté. «Le stress financier survient quand notre équilibre financier est mis à mal, que l’on soit riche ou pauvre», dit ce chercheur.

Sa manifestation n’est pas sans conséquence. Devant le danger (le stress), le corps dégage une hormone, la cortisone, qui mobilise l’énergie du corps. «Si on vit dans un état de stress permanent, la production de cortisone peut modifier le cerveau, ce qui augmente le risque de vivre de l’anxiété – peur de ce qui pourrait arriver -, de dépression et d’épuisement professionnel», dit ce spécialiste.

Par son état non temporaire – impossible de changer une situation financière rapidement, à moins d’un coup de chance, comme un héritage ou un gain à la loterie -, le stress financier est à risque de représenter un haut taux de chronicité. Le professeur Plusquellec pense que le stress financier devrait être considéré par nos gouvernements comme un enjeu de santé publique. «On devrait faire davantage de prévention, fait-il remarquer, car cette forme de stress gâche des vies.»

Comme l’indique la psychologue Mélanie Lamarre, de la clinique Le Réparateur, corps et esprit : «Les gens stressés dorment moins, se sentent plus épuisés, ont un système immunitaire plus faible et connaissent des ennuis de système gastrique. Selon le rapport «Stress in America» de 2015, 42 % des Américains indiquent que le stress financier les empêche d’adopter un mode de vie sain (alimentation notamment), 18 % gèrent leur stress en consommant davantage d’alcool et 17 % en fumant. Des gens ne vont plus chez le dentiste ou chez le physiothérapeute par manque de sous. Ces enjeux de santé provoquent des pertes de productivité énormes pour les employeurs, qui s’attaquent de plus en plus à ce problème.

En quête de solution

Jean-Luc Gauvreau* pouvait se vanter d’occuper un poste de directeur d’usine avant la trentaine. «Normalement, on réserve cette fonction à des gens aux cheveux grisonnants», dit-il. Tout va bien dans sa vie : femme, enfants, maison, voiture, piscine. La fermeture de l’usine l’entraîne toutefois dans une spirale infernale. Ses emplois subséquents lui rapportent des revenus moindres qui ne suffisent plus à payer la maison et la grosse voiture. Des tensions naissent dans le couple, qui mènent à une séparation pimentée par des avocasseries.

Jean-Luc emprunte pour garder le navire à flot. Aujourd’hui, il arrive à la cenne près. «Mon épargne en a pris un coup. Je dois maintenant me résigner à retarder ma retraite de plusieurs années», confie-t-il, tout en admettant qu’il n’a pas consulté un «p’tit [Pierre-Yves] McSween» pour l’éclairer sur ses finances.

À l’instar de Jean-Luc, ceux qui vivent du stress financier se confient rarement à leurs collègues de travail ou leurs proches, ou hésitent à consulter, car l’argent demeure un sujet tabou. «Leur échec financier est considéré comme une honte. Chez les hauts salariés, c’est encore pire. Ils craignent le jugement des autres. Les gens qui vivent un stress financier prennent beaucoup de temps avant de lancer un appel à l’aide», déplore Stéphanie Mariamo, de Mercer.

Pourtant, l’une des causes principales du stress financier, c’est que les gens se trouvent devant l’inconnu. «Ils ne savent pas quoi prioriser : remboursement de dettes, épargne-retraite, CELI, REER, etc. Quand on les aide à développer une stratégie, on leur enlève une tonne de briques», dit Julien Ringuette, de la Financière Sun Life.

Pour reprendre contrôle de ses finances, une remise en question s’impose. «Il faut arrêter de mettre l’argent au coeur de notre vie et de considérer chaque achat comme une récompense. Faites des balades en nature plutôt que de magasiner en ligne. Attendez 72 heures avant d’acheter. Fixez-vous des objectifs pour vous encourager à épargner», conseille la professeure Maryse Côté-Hamel.

C’est la démarche qu’a entreprise Alexandra Burgaud après des années sous tension financière. La Lavalloise a consulté un planificateur financier qui lui a permis d’avoir un portrait global de ses finances, a cessé ses achats impulsifs et a mis en place un plan d’épargne qui la motive énormément. «Depuis, je dors nettement mieux», conclut-elle.

Ne laissez pas le stress financier prendre le contrôle de votre vie.

 

* À la demande des personnes interviewées, nous avons utilisé des pseudonymes.